Andorre [Solveig Andorre]

Invité

Le café était noir, et pourtant, ce n'était pas suffisant. Le nerf manquait. La volonté, non, mais la force, elle, oui. Un peu. Que faire? Les doigts toujours enserrés autour de l'anse de porcelaine, les yeux baissés vers l'opaque liquide immobile dans son récipient, Lawrence se demandait s'il devrait à nouveau boire. Simple, le problème n'en était pas moins lourd de conséquences. Une gorgée de plus et son coeur s'emballerait, excité par la surdose de caféine, et alors, enfiler le masque d'aisance qui reposait à sa droite, juste là près de lui, deviendrait plus difficile que prévu et du coup, il risquerait de compromettre la réussite de l'épreuve qui l'attendait bientôt.

Le pantalon était noir, noir corbeau, et conçu pour nul autre que celui qui le portait. Repassé, propre, sobre, il enveloppait convenablement la jambe et s'arrêtait exactement là où il le fallait, à mi chemin entre la chaussure et le sol. Maintenant, il faudrait habiller le haut, d'une chemise, par exemple, et d'un veston, immanquablement d'un veston.

« Mon père portait toujours un veston. »

Comme ça, sans vraiment porter attention, l'on pourrait croire qu'il s'adressait à personne, ou alors à lui-même, debout devant la glace au pied de son lit, mais en fait, c'est à une petite bestiole aux grandes oreilles, qu'il parlait. Occupé à aménager la chaussure qu'on lui avait attribué, Antinoüs le rat ne s'en montrait évidemment pas moins réceptif aux réflexions de son bienfaiteur.

« Et bien entendu, je porterai, à mon tour, toujours un veston. »

Il déboutonna la chemise qu'il venait d'enfiler, la plia soigneusement et la remplaça par un chandail aux manches longues, bleu. Sans plus s'attarder, il se pencha pour attraper le petit rat et se dirigea vers la cuisine.
Café, toast, confitures. Quand il ne resta plus que des miettes dans son assiette et une gorgée au fond de la tasse, Lawrence se demanda s'il devrait terminer, lorsqu'il sentit sursauter dans sa poitrine son coeur une fois de trop entre deux battements. Gaspiller cet excellent café qu'il buvait à chaque matin avec un plaisir fou était inconçevable, et pourtant, lorsqu'il sortit et verrouilla derrière lui, Lawrence n'avait pas laissé sur le comptoir une tasse vide.

« Lawrence Bell, c'est bien cela?
-Oui, madame.
-Dans la section Anti-Piraterie, c'est bien cela?
-C'est juste.
-Bien. »

Elle pianota sur son clavier, toujours sans le regarder, mit en attente un appel et se remit à taper.

« Vous avez déjà travaillé à la Tour Mirage, c'est bien cela?
-Oui.
-Au Département de la Justice, c'est bien cela?
-Effectivement.
-Bien. »

Ensuite, après un « Il est arrivé. » apparemment à l'adresse du petit micro devant la bouche de la femme, plus rien. Un silence de plusieurs secondes rythmé par le clavier de la secrétaire, des gens qui entrèrent, sortirent, parlèrent, rirent... Rien de plus.

« Pardon, madame, mais...
-Oh! Vous êtes toujours là!?
-Toujours...
-Elle vous y rejoindra.
-Qui donc?
-Solveig Andorre, aux archives.
-Merci et, bonne journée.
-Bien. »

L'impression était étrange. Marcher dans ces couloirs, croiser ces gens, ces Sentinelles, tout en ayant le sentiment d'être l'un des leurs, tout ça ne faisait qu'ajouter à la mission une charge de danger et conséquemment, impliquait prudence et efficacité. Jusqu'à présent, on ne l'avait pas reconnu, à quelques regards plus insistants que les autres près. Il faut dire que changer de section aidait à retrouver un certain anonymat.
Là devant, les archives l'attendaient mais, lui sembla-t-il, en jetant sur lui leur invisible mais malveillant regard. Il les dépouillerait de leurs précieux secrets, violerait leur mystère et s'en forgerait une arme contre ceux et celles qui les composaient et usaient d'elles. Les archives, une susbtantielle mémoire tapie derrière deux portes.

« Antinoüs, cette fois, notre présence ne sera pas vaine. N'est-ce pas là incroyablement encourageant... »

Encore une fois, prêter à Lawrence la folie aurait pu à première vue trouver justification cependant, à y voir de plus près, toujours sain d'esprit se trouvait le jeune stratège. La bandoulière sur son épaule, la serviette de cuir contre sa hanche, le rat dans le mince bagage, Lawrence se tut, malgré la logique de son comportement, car il pressentit l'archiviste attendue, en cette longue silhouette à l'agréable chevelure blonde et plus agréable encore stature, venant du fond du couloir. Impossible de résister à la vue de cette inspirante vision. Le jeune Bell ne lutta d'ailleurs aucunement contre le rictus qui étira avec réserve ses lèvres en faisant sourire ses yeux. Inspirant était tout à fait le bon mot, à l'image d'un paysage qui se démarque de tous les autres, qui surprend, mais invite à s'y aventurer plus qu'à s'y détourner. Solveig Andorre. Lawrence venait de la nommer. Ça ne pouvait être qu'elle, désormais.

À l'approche de la grande dame, il quitta son poste près de l'entrée des archives et vint plutôt la rejoindre afin de revenir sur ses quelques pas en sa compagnie. Mais d'abord, les présentations. Une main tendue, le même sourire, discret mais aimable, reflet de la quiétude qui, malgré son caractère inachevé, était suffisamment envahissante pour se faire principale représentante de l'attitude du jeune homme.

« Madame Andorre? Je suis Lawrence Bell, pour le poste d'archiviste. Vous êtes de l'Est, non? Vous portez le même nom qu'un dictateur d'Amyvhe qui, suite à un séjour dans les prisons d'Anthélima, serait à l'origine du mouvement de piraterie qui s'obstine aujourd'hui. Une fiction, précisa-t-il avant de poursuivre, Lulle, il en est l'auteur. Habile, mais un peu trop tendancieux, à mon avis. Enfin, en autant que le personnage ai fait le nom et non pas le contraire, conclut-il d'un air amusé. »