Under the Darkness [ Tiky ]

L'air de la nuit collait à la peau d'Ekna, fine couche de sueur mêlant relents de bière et traces d'une nourriture trop épicée. Son débardeur était froissé, sa chemise en boule au fond de son sac et ses chaussures couvertes de boue. D'où venait cette terre brunâtre collée à ses semelles, alors qu'elle ne se souvenait que de l'asphalte ? Elle n'en savait rien, et, à vrai dire, elle s'en moquait un peu.
Qu'est-ce qu'ils avaient tous, à Tour Mirage, à la chercher, comme ça ? Elle n'en savait rien.
Pourquoi est-ce que les Sentinelles d'Anthélima étaient nettement moins gérables que celles de Kélatolie ? Elle n'en savait rien.
Comment cette vieille gitane bizarre pouvait-elle lui prédire qu'elle allait encore s'en prendre plein la figure ? Elle n'en savait rien.

La nuit était chaude. Ca, elle en savait quelque chose. La nuit était trop chaude dans son petit appartement, alors elle était... heu... passée à travers la porte ? Sortie ? Ouais, c'est ça, elle était sortie. Elle était sortie de chez elle pour boire un verre avec... avec le machin, le truc, là, gars qu'y'habite à côté... voisin... voilà... boire un verre, avec le voisin... lui avait foutu son poing dans la figure, c't'imbécile, pas vouloir admettre la supériorité écrasante de son raisonnement sur le siens.

Elle l'avait frappé... Bon, elle était sûre que ça ne pouvait pas faire plus d'une heure, même si la lune avait franchement changé de place entre temps, que son portefeuille semblait se vider à vue d’œil – c'est-à-dire, à chaque fois qu'elle le regardait – et qu'elle avait perdu ses cigarettes à un jeu de cartes.

Ekna avait d'ailleurs gueulé sur ces enfoirés capables de jouer aussi bien, s'était fait sortir du troquet, avait volé son paquet à un homme encore plus ivre qu'elle et errait maintenant dans les rues. C'était-à-dire, très simplement, qu'elle était descendue des établissements des quartiers très chics de sa résidence, d'où elle s'était fait expulser, aux cafés des coins bourgeois, d'où elle s'était fait renvoyer, puis aux bars plus populaires, d'où elle s'était fait virer, jusqu'à atterrir dans ces ruelles sombres où elle ne remarquait pas encore qu'on la suivait et où les videurs ne l'avaient pas encore trop souvent éjectée.

Et cette foutue nuit était trop chaude. Ekna avait soif. Sa langue était pâteuse et sa bouche à la fois alourdie et enflammée, ses jambes la portaient de moins en moins, son estomac lui indiquait poliment que le mélange liqueur blanche de Kélatolie / vin de Darnassus ne passait pas... mais le pire, c'était quand même la soif.

Une porte était ouverte, là, au détour d'un croisement. Que les maisons ne portent même plus de plaques et que les caniveaux sentent une odeur franchement insupportable ne l’inquiéta pas. Une porte était ouverte, un flot de lumière chaude et colorée en sortait. Il y avait de la musique, au-delà du bourdonnement de ses oreilles. Peut-être que les musiciens jouaient tous une mélodie différente sur des instruments désaccordés, peut-être qu'un poivrot ronflait près de la porte d'entrée, peut-être que les vitres étaient si sales que le jour ne les traversait plus – mais la porte était ouverte, le comptoir accessible et le patron visiblement pas très regardant.

La blonde entra, mut par un désir inextinguible d'aggraver son état. Bien que la suite se montrerait très claire dans les souvenirs effarés d'un lendemain plus assez saoul, découpons-la en étapes afin que, hors des neurones avinées de la jeune femme, nous puissions en comprendre le déroulement.

A un moment M, Ekna Aedh, Chef de Brigade redoutée et combattante aguerrie, s'écroula sur un comptoir C où sa mâchoire faillit brusquement heurter un bois B. A M+1, elle se redressa vaguement du dit comptoir C en produisant un grognement G et croisa le regard vitreux d'un barman B.
A M+2, elle commanda une pression et, se redressant sur le fameux comptoir C, prit une position un poil plus digne pour jeter un regard à la clientèle.
A M+3, la sentinelle se rendit compte qu'une grande tache rouge flottait à l'extrémité droite de son champ de vision.
A M+3.5, la tache se révéla être la chevelure de son gars-qu'y'-habite-à-côté de droite.

Il y avait deux superbes yeux verts, il y avait des lèvres fines qui semblaient l'appeler et ces cheveux dont elle se serait volontiers fait une prise de guerre.
A M+4, Ekna sentit un certain flot de bave s'arrêter à la commissure de ses lèvres et se décida à engager la conversation.

Passant une main moite dans ses courts cheveux blonds, dont la queue de cheval tenait encore par miracle, elle prit l'air le plus naturel qu'elle avait dans sa collection et espéra que son interlocuteur était dans une toute aussi piètre situation.

« Bonsoir ! Vous... êtes du coin ? »

Une bonne soirée était une soirée qui s'arrosait. Quand il disait ça, Tiky n'aurait jamais pensé se retrouvé véritablement arrosé... Pourquoi prenait-on ce genre de phrases au pied de la lettre ? Pour sa part, lorsque l'incident s'était produit, il n'était pas encore assez saoul et avait donc du sortir un instant afin de se nettoyer comme il le pouvait : comme si l'eau de fontaine avait réussi à l'aider dans sa démarche, démarche déjà bien assez vacillante comme ça. En vérité, il avait visité la dite fontaine à la manière de Narcisse : en plongeant dedans la tête la première sans le faire exprès. Ses cheveux roux s'en étaient retrouvés trempés, sa conscience s'en était quelque-peu revenue et il avait du passer quelques minutes à faire sécher tout ça... en prétextant la présence d'un vent qui n'existait pas. Passons ce détail, il avait bien envie d'un autre petit verre, aussi était-il à nouveau entré, sous les acclamations de ses camarades de beuveries, ces derniers l'ayant encouragé à revenir auprès d'eux et lui assurant que l'odeur était partie.

- C'est... pas ma tournée ! J'ai plus d'argent... Avait-il ricané en levant son verre plein par il ne savait quel procédé.

Ce n'était pas si important de n'avoir plus d'argent puisqu'au final, c'était l'une de ses nombreuses compagnes de soirée qui s'était chargée de remédier au problème. Car ce soir-là, Tiky avait déjà eu un énorme problème... Comment le régler lorsqu'il s'agissait d'avoir invité sept filles en même temps ? Mettant fin à leurs jalousies respectives par de doux mots soufflés à leurs oreilles, le jeune pirate avait fini par les mettre d'accord et par les convaincre de venir toutes ensemble. Résultat, elles se faisaient des copines et lui, n'avaient pas à se retrouver pratiquement coupés en morceaux pour les contenter toutes. Il n'avait pas encore songé à ce qu'il en ferait une fois la soirée finie... Devait-il rentrer sans trop exagéré cette fois ? A vrai dire, cette pensée qu'il se rendait un peu malade en vivant de cette façon, l'avait empêché de vraiment se saouler durant une bonne partie de la soirée. Asch l'avait réprimandé comme d'habitude, mais Luke s'y était mis, lui aussi... Si le petiot le reprenait ainsi avec cette bouille toute inquiète, alors oui, c'était qu'il devait probablement aller trop loin ? C'était vrai qu'il passait énormément de temps dans les bars depuis quelques semaines. Ca ne l'empêchait pas de faire son boulot comme il faut, mais il se sentait fatigué... Son jumeau ne cessait de l'engueuler et de lui reprocher, pour la énième fois, d'être un peu trop insouciant et de ne pas faire attention. La dernière fois, il lui avait même crié dessus ! Il avait osé ! Il avait cri si fort que lui, qui d'habitude ne bronchait pas tellement, avait sursauté !

- Sers m'en un autre veux-tu... ? Marmonna-t-il en s'accoudant au comptoir, délaissant de ce fait la présence de ses amies pour bouder un peu.

Bon, la petite envie de ne pas boire, passée, voilà qu'il se rendait compte d'une présence à sa gauche. Une femme ? C'était rare de voir une femme seule dans ce genre d'établissement. D'où est-ce qu'elle pouvait bien venir comme ça ? Wouah, et quel visage glacial... Les joues de la jeune femme qui se trouvait là prouvait qu'elle n'était pas bien fraiche, pareillement à lui. Clignant un instant des yeux pour plonger ses prunelles émeraude dans les yeux bleus et froids de la personne concernée, le jeune homme haussa un sourcil intrigué. "Qu'est-ce que c'est que ça ?" fut la première question qui lui vint à l'esprit. Pas de formes ou presque, une allure de lièvre de course... Pendant un instant, Tiky se demanda s'il était tombé sur un homme ou sur une femme... Il n'avait de problèmes avec aucun des deux genres, mais là, c'était problématique... A moins que l'alcool ne brouillât sa vue, auquel cas, il voulait bien pardonner ce visage étrange. C'était quoi, ça ? De la bave ? Il aurait juré que c'était le cas en remarquant qu'il ou elle portait son attention sur lui.

- Du coin ? Oh non, je ne fais que passer... Répondit Tiky en adoptant son plus beau sourire enjôleur. Et vous ?

A la voix rauque, il avait tout de même deviné qu'il s'agissait d'une femme. Bon... mais pouvait-il vraiment parlé d'une "touche" ? Habitué à ce genre de situations, il n'avait aucun soucis à masquer ce que les effets de l'alcool pouvait provoquer. Ce qu'il oublia de prouver puisqu'il appuya bientôt son menton sur le comptoir, murmurant des paroles qui ne semblaient pas sortir tellement volontairement...

- T'sais, tu devrais pas trainer dans ce genre de coin... Tu pourrais finir bourrée... Ah mais... c'est pas d'jà fait ?

En somme, un magnifique exemple de fraicheur et de sobriété... et d'une conversation qui ne s'animait pas vers un quelconque sujet intéressant. Un peu moins empli d'alcool, Tiky aurait pu jouer les jolis coeurs mais là... A dire vrai, il avait du mal à discerner les traits de sa nouvelle interlocutrice, lui donnant une légère tape dans le dos pour l'encourager à on ne savait quoi.

Ekna sourit, vaguement. Il avait de beaux machins, là, vraiment... yeux... ouais, de beaux yeux, c'est ça. De beaux yeux verts... Le vert et le bleu, ça va bien ensemble, non ?
Bizarrement, ça lui rappelait quelque chose, cette histoire de vert et de bleu, mais ses synapses encombrées de toxines ne retransmettaient plus rien.

« Du coin ? Oh non, je ne fais que passer... Et vous ? »

Mmh ? De quoi ?
Qu'est-ce qu'il baragouine, le charmant jeune homme ?

Une réponse.

Une réponse. Une réponseee !
Une réponse qui n'était pas l'excuse improbable d'un Owatari pris en faute, d'un machin-sama bouffi de suffisance ou d'un de ses collègues des autres brigades qui riaient en douce de sa pauvre petite personne. Pauvre, pauvre, oui, pauvre petite personne... Pauvre Ekna Aedh, si loin de sa chère Kélatolie... Elle en aurait eu les larmes aux yeux, si ceux-ci n'étaient pas déjà plus que rougis par l'alcool.

Bref, le bellâtre inconnu lui avait répondu – sublime envoyé des Déesses pour épancher la soif de ses lèvres meurtries, conforter son p'tit cœur tout bleu et rendre un peu plus ardente cette foutue nuit : c'était fou ce qu'elle pouvait être poétique, quand elle dépassait les limites d'alcool autorisées par le Département de la Santé.
Au bout de quelques secondes, la jeune femme songea que cette fameuse réponse en appelait peut-être une autre.

« Je ne saurais pas... est-estimer les distances... » Grogna-t-elle en plissant les yeux. Une nouvelle donnée venait ternir le tableau parfait de cette rencontre idyllique. Un groupe geignard semblait se rapprocher de son nouvel ami. Des lèvres trop peintes et des paupières trop fardées agressèrent sa vision déjà bien troublée. Des femmes. Des concurrentes. Des ennemies.
La Sentinelle ne les tolérerait pas.

Elle allait se lever – ou plutôt, s'envoyer câliner le plancher dans une tentative de lever – lorsqu'une patte atterrissait mollement sur son épaule, à peu près au même moment où son cerveau finissait d'analyser le reste des paroles de son superbe gars-qu'y'habite-à-côté. Ah, la suite était nettement moins classe, mais tellement de son niveau !

« Bourrée ? J'suis pas encore bourrée, j'te ferai dire... J'suis à peine grise, ouais mon p'tit gars ! »

Bon, le petit gars n'était sûrement pas si petit que ça – même si elle devait le dépasser d'une bonne tête, comme tout le monde – mais l’appellation lui semblait de circonstance.

« Et puis merde, pourquoi j'voudrais pas être bourrée, hein ? Vie d'merde, personne m'écoute. »

Et qu'est-ce qu'il faisait chaud, bon sang... Le barman était devant elle, elle ne comprenait pas bien. Un verre ? Pour elle ? Ah, merci, vieux !
La jeune femme déposa une petite poignée de myrs devant le brave bonhomme et avala sa chopine d'une traite. La chopine sembla lui être remplacée comme par magie et elle la vida tout aussi rapidement. Miam, miam, glurp, glurp. Sa perception du temps étant légèrement perturbée, elle eut l'impression que la demi-douzaine de donzelles qui entouraient maintenant son nouveau petit chouchou sortaient de nulle part. Et le pire, c'est qu'elles criaient, et criaient de plus en plus fort, et qu'elles avaient l'air d'être énervées contre lui. Comment pouvait-on être énervé

« Ahoy, ahoy, servantes des Ténèbres ! Pourquoi piaillez-vous donc auprès de mon nouvellement adoubé chevalier ?! » fut ce qu'elle faillit lancer, réminiscence terrible de vies antérieures violentes et guerrières – ce qui expliquait très certainement son karma actuel – mais le peu de bon sens qu'il lui restait l'informa poliment qu'un bar bondé de poivrot sans foi ni loi n'était certainement pas le bon lieu pour ressortir ses valeurs médiévales. Quel dommage.

Comprenant qu'une réaction un peu plus d'époque était nécessaire, la blonde entreprit de se dégager de l'emprise doucereuse que le tabouret et le comptoir avaient sur elle. Une fois sur ses deux pieds et franchement étonnée de réussir à rester droite, Ekna réussit la périlleuse aventure de venir se placer aux côtés de Tiky. Ce faisant, elle écrasa de sa chaussure de sécurité le pieds d'une damoiselle en sandalettes, qui se fendit d'un glapissement odieux.
La blonde accueillit cet outrage à ses tympans d'un « Mais ta gueule ! » qui ne souffrait d'aucune réplique et termina son mouvement. Désormais plus ou moins appuyée sur l'épaule du roux, elle jeta à l'assemblée un regard... torve.

« Bon. Qu'est-ce elles z'y veulent au monsieur, les filles ? »

Quelles étaient ces voix crispantes dans son dos ? Car oui, c'était inhabituel, mais, il les trouvait crispantes... horriblement même ! Fermant un instant les paupières pour se remémorer qu'il se trouvait dans un bar et non dans un petit monde bizarre qui tournait et tournait comme un manège, Tiky se redressa sur son tabouret, agrippant le bord du comptoir entre ses doigts. Ah, c'était les filles... Visiblement, elles n'avaient pas l'air très contentes qu'il adresse la parole à sa voisine de beuverie... Se collant à lui comme une masse grouillante qui commençait décidément à faire trop de bruit dans l'établissement, les voilà qui essayaient de le pousser à se mettre debout en le tirant par les bras ou par les épaules... Surpris par cet élan inopiné, il dut bientôt forcer un peu sur ses mollets peu préparés au choc pour rester à sa place, accrochant ses mains au comptoir comme un chat se cramponnerait à un rideau pour qu'on ne l'emmène pas au bain. Peut-être aurait-il du moins boire... il n'aurait pas perdu sa capacité à réagir plus promptement face à une telle situation...

Pourtant, ce ne fut pas vraiment le cas, puisque le jeune pirate ne tarda pas à lever un regard presque larmoyant vers ses compagnes, les obligeant, sans s'en rendre compte, à faire un léger pas en arrière de concert. Et ce ne furent plus des protestations hystériques qui se firent entendre, mais bel et bien des lamentations. "Pauvre Tiky, qu'est-ce qui lui arrive ?", "Ooooh, arrêtez les filles !", "On va te câliner très fort...". Autant de phrases qui résonnèrent bien mieux à ses oreilles et qui lui permirent de se montrer aussi doux qu'un agneau. A moins qu'il ne fut un loup déguisé en agneau... ? Dorloté et chouchouté par ces demoiselles, il ne se rendit pas compte du mouvement qui avait lieu à côté de lui, ni que la jeune femme blonde passait à l'action à son tour. Ce fut un cri de douleur qui ramena le jeune roux à la réalité, obligeant ce dernier à lever ses iris émeraudes dans la direction indiqué par le son strident. Très vite, les concurrentes s'écartèrent une fois de plus, laissant place à l'ivrogne d'à côté qui ne trouva rien de mieux que venir se percher à moitié sur l'épaule de Tiky.

- Elles me consolaient car je manque cruellement de câlins en ce moment... Répondit le jeune homme, prenant son plus bel air innocent et enjôleur.

Il fallait croire qu'il ne perdait jamais le nord, et cela, même complètement cuit. Non, il n'était pas dans son état normal, oui, il avait très chaud, non, il ne se sentait pas vraiment bien, oui, il en avait quand même un peu conscience. Feindre le petit malheureux était une technique qu'il savait employer, or, il ne lui en faudrait pas beaucoup ce soir puisqu'il se trouvait dans une condition de fatigue qui n'était guère loin de son petit cinéma. Dégageant nonchalamment son épaule du bras qui y était appuyé, il se retourna lentement vers le comptoir, y prenant appui avant de prononcer quelques mots de plus :

- Je parie que t'es pas cap' d'être la plus douée en câlins... Adressa-t-il à la jeune femme venue se placer à ses côtés.

Le ton était presque enfantin, la demande appuyait cette fameuse tonalité, néanmoins, les intentions n'étaient pas celles d'un gamin prêt à lancer un défi. Tiky pouvait être capricieux, il s'en amusait et appréciait ça encore plus lorsqu'il était saoul. Et la raison pour laquelle la situation l'amusait désormais bel et bien ? Elle était simple : il comptait bien assister à un petit affrontement entre filles rien que pour lui ! Cette fois, le sourire qu'il leur adressa à toute, fut évidemment beaucoup plus adulte et charismatique, ponctué par un clin d'oeil significatif de ce qu'il désirait.

- Je ne déroberai qu'un seul et unique coeur, ce soir...

Ekna était heureuse, car le sol ne tanguait presque plus. Elle se tenait sur ses deux pieds, elle y arrivait... elle avait pu le faire ! Cors et trompettes, joie et félicité ! Elle en aurait volontiers dansé la gigue, si cela n'eut pas mis en péril cette position fièrement debout et si durement acquise.

Cette première étape ayant été réalisée avec succès, la Sentinelle se mit en quête de la suivante. Voyons, elle était debout – yes ! - dans un bar bondé de soiffards puant la pisse et la bière, son ventre souffrait le martyre, sa tête lui tournait et ses oreilles se bouchaient lentement et sûrement. Et si elle se trouvait dans un si piètre état... Non, cette question-là était trop difficile. Elle plissa les yeux et grogna, perdant presque l'équilibre. Elle ne se souvenait plus... Plus ? Plus ! Hahah, tout était parti, parti ! Quelle joie ! Il ne restait plus qu'Ekna !
Et ladite Ekna se tenait juste à côté d'un beau jeune homme, qu'elle allait mettre dans son lit fissa-fissa. Ouais. Voire fissa tout court.

Un instant, son cerveau bien aviné visualisa la grille du terrain d'entraînement. Son objectif était juste à sa droite. Mais autour d'eux... L'ennemi. L'ennemie. Les ennemies. Ce groupuscule répugnant qu'elle se devait d'éliminer. Pire que des... machins avec un bandeau sur l’œil, là ? Qui attaque les aérostats ? Elle avait oublié... Un truc en rapport avec le boulot, sûrement. Ouais, c'est ça. Le boulot. Rien à foutre.
Le petit rouquin, parcontre... Hein ? Qu'est-ce y dit ?

« - Je parie que t'es pas cap' d'être la plus douée en câlins...
- Parle pas d'ce que tu connais pas ! » Grogna la jeune femme, chassant d'un grand geste du bras les donzelles qui piétinaient autour de Tiky, telle des mouches sur des restes.
« Allez, ouste, vous ! » Un chœur de piaillement effarouchés et outrés lui répondit. « J'ai dis, ouste ! »

La blonde, agitant les bras, finit par heurter un visage, se retrouva la main tâchée de rouge à lèvre et de fond de teint. Elle glapit et s'empressa de s'essuyer sur le premier t-shirt qui passa – pelotant une poitrine au passage – ce qui provoqua une nouvelle réaction sonore de ses adversaires. C'est à peu près à ce moment-là qu'une gifle atterrit violemment sur la joue d'Ekna qui, sans attendre la violente diatribe de sa propriétaire, lui assena un coup violent quelque part entre les côtes.

Vingt secondes plus tard, le voeux de Tiky était exaucé : au milieu d'un cercle d'ivrognes notoires, qui gueulaient et prenaient des paris, la trentenaire se battait comme une lionne couvrant son petit. Ongles, poings, dents, pieds, genoux et même les coudes : tout y passait, entre les tessons de bouteille et les premières gouttes de sang. Si la plupart des adversaires avait fui devant la rage hurlante de la Chef de Brigade, deux ou trois d'entre elles, plus coriaces sans doute, restaient et lui tenaient tête.

Ah ça, pour être réussi, c'était réussi ! Les cris hystériques dans son dos en attestaient sans peine ! Un horrible sourire pervers sur le bord des lèvres, Tiky finit par adopter un comportement un peu plus lassé par la situation lorsque son visage vint contempler le comptoir. C'était possible un comptoir à double-bords ? Bah, ce n'était peut-être pas si grave, le tout était de ne pas se tromper puisque le bord en trop semblait être transparent quand il essayait de le toucher. Désormais la tête appuyée sur ses deux bras repliés, il songeait peut-être bien à faire un somme quand il s'aperçut que le barman lui faisait signe... Qu'est-ce qu'il voulait celui-là ? Lui faire coucou ? Ah bon... Sur le moment, il lui fit coucou aussi, mais le pensait un peu trop moche pour terminer dans son lit. Beurk, il se voyait mal s'offrir à un crasseux pareil ! Qu'est-ce qu'il lui désignait ? Derrière ? Non, il n'irait pas avec lui, bon sang ! Il n'en était pas question ! Il voulait s'battre le vieux ? Contrarié, le jeune homme leva la tête pour mieux écouter ce que l'autre avait à lui dire, ne s'attendant pas du tout à la demande qui circula jusque dans son cerveau avec grande peine :

- Tu comptes les empêcher de tout casser à quelle heure, avorton ?!

C'était donc ça... Mais, attendez une seconde... Il l'avait appelé "avorton" ?! Il allait devoir lui rappeler les bonnes manières à cet homme, tiens ! Comment ne pouvait-on pas se souvenir du vrai nom de ses bons clients ? C'était vrai quoi ! Après tout, son nom n'était pas "avorton" mais Tiky ! Prenant une inspiration, le roux se redressa de son tabouret, pointant son index face au barman, sur le point de lui dire quelque-chose, de lui donner son avis sur la question. Au bout de quelques secondes, quand rien ne survint, il préféra se dire que décortiquer les paroles de ce type l'aiderait sûrement à comprendre mieux la situation... Les empêcher de tout casser. Les empêcher de tout casser... Oh ! Il se retourna pour observer les furies, notant au passage que la blonde qui se trouvait à ses côtés quelques instants plus tôt, semblait avoir nettement l'avantage sur ses adversaires. Les autres clients avaient pourtant l'air de s'amuser et en auraient pour leur argent ce soir. Roooh, si on ne pouvait plus rigoler...

- C'est bon, j'y vais... Grommela le Kage en laissant ses épaules s'affaisser rien qu'à l'idée de devoir se lever une nouvelle fois.

D'abord un pas, puis un autre, et le voilà qui parvenait à se maintenir encore debout. C'était fou ce que ce bar pouvait être sympathique ! Il y avait même un manège incorporé ! Car oui, la terre semblait tourner et les gens se dédoublaient à une vitesse alarmante. Aussi, le patron ne fut pas surpris de voir le rouquin se déplacer trois fois dans des directions différentes avant de retrouver la blonde qu'il cherchait. Tiky n'était pas frais du tout et sentait déjà son estomac protester, tandis que ses yeux lui ordonnaient frénétiquement d'aller dormir. Il n'aurait jamais la possibilité de rentrer à la maison dans cet état... C'était bien trop dangereux et il n'était pas sûr de retrouver son dragonfly à ce rythme. Titubant comme un pantin mal articulé, le pirate parvint enfin au niveau de ses compagnes, agitant les bras comme pour les faire arrêter, tentant de les raisonner tant bien que mal :

- Ca suffit enfin... C'est bon, je vais aller me coucher, je me sens pas b... ARGH !

Avec le coup de poing qu'il venait de recevoir en pleine figure, c'était certain désormais : il se sentirait encore moins bien... Les jolies petites étoiles noires revinrent à la charge devant ses yeux tandis qu'il s'effondrait sur le sol, complètement assommé par la personne qui venait de lui remettre les idées en place un peu trop brutalement.

Evitant une giffle, Ekna balança trop de son poids sur le côté et s'étala lourdement sur un des spectateurs de son petit combat. Un haut le cœur la prit ; le contenu de son estomac remonta brusquement à sa bouche en un flot acide. Chancelante, elle s'appuya sur le premier élément du mobilier à sa portée pour se relever. Si la jeune femme plaqua à temps sa main sur ses lèvres pour ne laisser échapper qu'un filet rougeâtre, il lui fallut quelques secondes pour que son attention daigne se porter sur autre chose que « arghputainc'estpasvraijesuisentraindegerbersurplacemerdemerdemerde ».

Une de ses assaillantes en profita pour lui porter un coup de pieds au visage. Le talon de la demoiselle l'atteignit à la tempe, ce qui n'arrangea ni son sens de l'équilibre ni l'état de son système digestif. La blonde réussit à réagir et à envoyer valser l'attaquante de l'autre côté de l'arène improvisée. Solution... Il fallait trouver une solution... Elle devait sortir, besoin d'air... Pourquoi se battait-elle, déjà ? Mission ? Non, ce n'était pas une mission. Ces gens n'étaient pas des pirates – enfin, si, peut-être, mais elle n'était pas en service. Donc, pirates, rienàfoutre, bien que son subconscient eut pu arguer qu'elle était toujours en service, étant la plus haut-gradée de cette partie du pays. Fort heureusement, le subconscient en question étant noyé sous trois litres d'alcool et deux rations de riz-et-viande-aux-épices d'un vendeur de rue à l'hygiène douteuse.

Un pas, deux pas. Ekna tituba jusqu'au centre de l'arène. Elle n'entendait rien des cris qui l'entouraient : tout lui semblait lointain, diffus. Elle en était à ce stade délicieux où on flotte dans du coton, où tout nous semble euphorique et où on se trouve surpuissant. Toute notion de réalité semblait l'avoir quitté. Elle ne se souvenait même plus pourquoi elle se battait, mais elle envoyait joyeusement les poings, la tête et les pieds dans tout ce qui passait. Une certaine douleur – dans ses tripes, dans ses côtes, sur ses tempes – la lançait régulièrement, mais elle était trop imbibée pour la ressentir. Elle le regretterait certainement le lendemain (s'il y avait un lendemain), mais l'idée de « conséquences » étaient pour l'instant complétement occultée de son esprit par celle « d'amusement immédiat ».

Ekna trouva donc fort drôle de balancer un uppercut dans le roux qui se précipitait sur elle. Il voulait qu'elle arrête de s'amuser, le méchant ! C'était toujours comme ça. Dès qu'elle s'amusait un peu, on venait l'ennuyer avec des histoires d'éthiques, de Droits Fondamentaux du Surien et de non-violence. De seconde chance, même, parfois. Tous des abrutis qui ne comprenait rien à son génie.
Tiens, et cet abruti-là, qui venait de s'étaler tel la première fillette pré-pubère venue, qu'est-ce qu'il en tirait une tronche ! C'est marrant, il ressemblait au beau gosse, là, le gars qu'y'était à côté d'...

« MERDE ! » S'écria la blonde, avec toute la grâce et l'élégance qu'on lui connaît. « Merdemerdemerde ! Oh, machin, ça va ? J't'ai pas fais mal ? »

La réalité sembla brusquement lui revenir, le bruit assourdissant de la salle, la tempête dans ses viscères, les marques sur ses poings. Qu'est-ce qu'elle foutait là ? Qu'est-ce qui se passait, bordel ? Les deux-trois groupies qui tenaient encore sur leurs talons s'étaient jetées sur le roux, mais Ekna restait ébahie, interdite. Elle avait abîmé son mec mignon. Ca craignait un max. Il fallait qu'elle réagisse. Il fallait qu'elle se reprenne. La blonde secoua la tête, mais ce n'était pas une excellente idée dans son état. En trébuchant, elle réussit à retrouver la fenêtre. De l'air, de l'air !
La jeune femme l'ouvra en grand et se laissa choir sur son rebord. Hum, ce n'était pas une très bonne idée non plus : quelqu'un – un plaisantin, sans doute – décida de la pousser par-dessus bord, et Ekna se retrouva avachie sur le trottoir, le reste de son repas commençant très sérieusement à vouloir retrouver sa liberté.

Machin ? C'était qui "machin" ? Sentant sa malheureuse joue lui faire un mal de chien, le jeune homme ne bougea pourtant pas de sa place pour se concentrer sur un point du plafond qui ne l'intéressait pas, mais qui soutiendrait son attention afin qu'il ne tombe pas dans les pommes. Ah, elle était belle la soirée de beuverie, tiens ! Pour une fois, Asch n'aurait pas eu tord de l'engueuler. Vu l'état dans lequel il venait de se mettre, ça n'aurait pas été étonnant du tout même puisqu'il ne se sentait pas d'attaque pour rentrer à la maison. Pendant un instant, la perspective de rester vautré sur le sol sans personne pour le soulever lui donna une furieuse envie de se mettre à pleurer comme un bébé en criant le nom de son frère... Envie qui fuit rapidement son esprit puisque quelques piaillements vinrent l'entourer pour le secouer dans tous les sens, le relevant du plancher avec un manque de forces évident. Etrangement, il ne se sentait plus du tout l'âme d'un fêtard à cet instant précis et l'envie de repousser ces mégères en grognant s'en vint lui titiller les neurones. Tiky avait l'alcool mauvais lorsqu'il se retrouvait poussé dans un état qu'il ne contrôlait plus. Pourquoi, par les déesses, pourquoi avait-il autant bu ce soir ? Certainement parce qu'en ce moment il se sentait préoccupé, peut-être même qu'il avait eu envie de se faire peur tout seul pour tout arrêter. L'ennui étant que s'il ne faisait pas attention, il risquait d'un peu trop parler, bien que sa conscience n'eut l'air de faire barrière quant à la révélation de son statut de pirate... Sa conscience, si bien cachée au fin fond de son cerveau, c'était sa grande amie !

Il n'eut toutefois pas le loisir de comprendre où en était la situation puisqu'il se sentit bientôt empoigné par le col et trainé sans ménagement vers la sortie. Le tavernier était furieux de ce désordre et le gamin était bien loin de pouvoir payer les dégâts occasionnés. Qu'à cela ne tienne ! Il n'y avait plus qu'à le mettre dehors à coup de pied dans les fesses ! Chose pensée, chose faite : Séparé de la gente féminine qui était venue à son secours, le voilà qui se retrouvait incontestablement le nez dans le caniveau. Le choc de la porte se claquant derrière lui balaya ses cheveux roux avant qu'un lourd silence ne s'abatte dans la rue. A cette heure-ci, personne ne se promenait sans prendre garde à ne pas être remarqué. De toute façon, le pirate aux cheveux flamboyants n'auraient pas remarqué un éléphant rose si ce dernier avait eu dans l'idée de venir danser la valse devant lui... Alors là, oui, il avait bien envie de pleurnicher comme un gosse ! Sa joue lui faisait mal, il avait la tête loin d'être fraiche et il ne pouvait même plus rentrer pour bouder dans sa chambre à Eprona.

- Je veux rentrer à la maisooooon ! S'écria-t-il en portant ses mains devant ses yeux.

Le pirate au charme ravageur venait de se transformer en véritable gosse paumé pleurnichard. Avec autant d'alcool dans le sang, il ne risquait pas d'en avoir honte qui plus est ! Seulement, le sentiment de se retrouver seul sans la présence des bras de son frère pour le soutenir, lui donnait un sentiment d'abandon qu'il ne maîtrisait pas plus que quand il était sobre. Essuyant quelques larmes sur ses joues, il finit par essayer de se mettre debout pour s'apercevoir de la présence qui se situait non-loin de sa propre position. Vacillant alors qu'il parvenait enfin à se redresser, il tituba bientôt jusqu'à la jeune femme blonde dont il reconnaissait tout juste le visage pour l'avoir draguée quelques minutes plus tôt. Se laissant tomber à côté d'elle -car la terre n'arrêtait pas de tourner sous ses pieds-, Tiky ne trouva rien de mieux que de lui lancer un regard larmoyant, trouvant par-là le moyen de ne pas passer sa nuit dans la rue. Hé bien, oui, c'est qu'il n'avait pas les idées en vrac pour tout le Tiky...

- Dis... Tu veux bien m'emmener avec toi ? Je veux pas rester tout seul ici... S'il te plaît...

On lui avait pourtant répété des milliers de fois que suivre des inconnus pouvait être dangereux lorsqu'il était gosse. S'il avait respecté cet avertissement à cette époque, ce n'était plus guère le cas aujourd'hui... De reste, il était totalement prêt à la suivre pourvu qu'on ne le laissât pas là.

» Tiky Jonaris
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