Les pélerins sont parfois en armes [ Ael ]

La formation des sentinelles comprenait, entre autres, la lecture des cartes, les différentes méthodes pour se repérer en forêt ou en mer, les plans de la plupart de leurs bases principales et comment lire l'heure et la date selon le soleil et la lune. Retournant encore une fois la carte chiffonnée entre ses mains nerveuses, Ekna Aedh songea que le plan d'Anthélima serait un excellent ajout à ce programme. Non pas qu'elle était perdue - la Chef de Brigade ne se perdait jamais, elle ne faisait que prendre les routes les plus longues - mais, tout de même... Elle était sûre d'avoir déjà vu ce carrefour. Trois fois en une heure, très exactement.
Cela commençait à devenir irritant.

La semaine avait été pleine de choses irritantes.
Déménager de Kélatolie à la capitale avait pris environ trois jours. Empaqueter ses quelques possessions fut étrangement moins long que de devoir convaincre le pilote de l'aérostat marchant mis à sa disposition que non, ce n'était pas du trafic d'armes mais bel et bien sa collection personnelle. Elle s'en voulait un peu d'avoir secoué le pauvre homme au-dessus du vide en hurlant. Il avait été très bleu et très silencieux tout le reste du voyage.

Arrivée à Anthélima, elle était allée immédiatement prendre ses fonctions auprès du Grand Conseil, avant de rejoindre ses nouveaux quartiers. Une engueulade bien sentie avec ces gros lourdauds de déménageurs plus tard, elle montait seule ses cartons jusqu'à son nouvel appartement de fonction. Il était plus spacieux que l'ancien, bien qu'elle eut tôt fait de faire don à la rue des meubles assez hideux qui l'occupaient. Ses épées, poignards, dagues, fléaux, massues, morgensterns, lances et autres hallebardes décoraient maintenant l'intégralité des murs de chaque pièce - exceptions faites de la cuisine et de la salle de bain. Elle avait même pu accrocher ses deux authentiques arcs elfiques au-dessus du lit, ce qui relevait de la prouesse organisationnelle, vu leur taille.

Une fois que l'arsenal fut rangé et que ses diverses autres affaires (vêtements, livres, ustensiles de cuisines, linge de maison) eurent trouvé une place dans ce trois-pièces coquet à deux pas de la Tour Mirage, la jeune femme avait décidé d'occuper le reste de sa journée à visiter la ville, où elle n'était jamais venue. La visite aurait dû commencer par le Temple, mais malgré l'impressionnant récit qu'on lui en avait fait - une bâtisse énorme, dont les diverses pièces semblaient s'enfiler à l'infini - il lui avait été impossible de mettre les yeux dessus pendant deux bonnes heures.

Et maintenant que le soleil déclinait à l'horizon, voilà qu'après avoir enfin trouvé le temple, elle s'était perdue à l'intérieur. Impossible de retrouver la porte d'entrée, la porte de sortie, ou une quelconque personne capable de l'aider. Les prêtresses devaient toutes prier vêpres ou elle ne savait quoi. Au loin, des chants retentissaient dans l'air de la fin du jour, mais impossible de déterminer exactement leur provenance.
N'était-ce pas rageant ?
Si, ça l'était, rageant.
La trentenaire s'était déjà retenue de passer ses nerfs sur un pauvre banc qui ne lui avait rien fait. On était au temple, que diable, et elle allait montrer qu'elle savait se tenir - quitte à ce qu'elle détruise n'importe quoi qui lui passerait sous les mains en sortant.

Et puis, être au Temple, c'était aussi pouvoir apprécier l'atmosphère qui y régnait; des lourdes vapeurs de l'encens aux chants des oiseaux entre les arbres du parc. C'était tout de même apaisant de traverser à nouveau des allées consacrées aux protectrices de Suria. Ekna était très pieuse, à sa façon; et elle se sentait un peu coupable d'errer stupidement entre les statues, incapable de trouver l'autel de sa déesse.

Au détour d'un énième pavillon, elle tomba sur un petit bassin à la bordure finement ouvragée. L'eau claire et fraîche reflétait les nuages et le mauve du ciel, semblant l'appeler. La Sentinelle se dirigea vers elle et s'assit sur son rebord. Elle contempla un instant son reflet dans la surface doucement mue par le vent. Bientôt quarante ans... Ekna avait un visage de vétéran, les cicatrices en moins. Le même air désabusé, la même dureté des traits. Un instant, elle se demanda ce que son mentor penserait d'elle, puis évacua cette pensée d'un soupir. La nostalgie ne lui allait pas. Et cette eau avait l'air si douce...

Etendant ses avant-bras au-dessus de l'eau, Ekna sembla se délier les doigts, tournant ses poignets comme pour les soulager d'une quelconque douleur.
Elle ferma à moitié les yeux, savourant la sensation du liquide qui répondait à ses appels. Une goutte, d'abord, qui retomba aussitôt; puis une petite colonne, qui s'éleva lentement, très fine. Une deuxième, plus rapide, une troisième, toujours plus; les mouvements s'amplifiaient dans ce qui était maintenant une danse, alors que se formaient d'improbables entrelacs entre les colonnes d'eau. Des nœuds semblèrent presque se nouer et se décorer d'étranges arabesques.

La fresque ainsi formée monta sur un bon mètre, sculpture d'eau forgée par la patience et le talent, alors que « l'artiste » chantonnait une prière à demi-mots, les yeux rivés sur son œuvre.
Lorsqu'elle la jugea suffisamment haute et belle, Ekna avança doucement une main vers la base de la sculpture et, envoyant une forte impulsion de ses pouvoirs, la gela entièrement. En résultait une sculpture de glace, brillante dans les derniers feux du jour, qui ne manquerait pas d'étonner par sa précision.
La sentinelle se pencha légèrement en arrière, afin d'admirer sa création. D'un doigté agile, elle en rectifia quelques endroits, alors que commençait à se faire sentir le léger coup de fatigue que cette petite fantaisie lui coutait.

« A la déesse de l'eau, voici mon offrande ! » Dit-elle d'une voix pourtant claire, en rejoignant ses mains.

Cela faisait plusieurs mois qu’Aeleria était devenue une Cerbère ‘indépendante’, libre de faire ce qu’elle voulait sans avoir la pression d’un quelconque maitre d’armes - bien évidemment, elle était toujours soumises aux impératifs de missions, mais le arrangements avec les autres Prêtresses faisaient que, ayant pris toutes les missions des deux premiers mois de l’année, elle se retrouvait avec virtuellement 10 mois de vacances. En dehors d’événements exceptionnels, elle pouvait donc se concentrer uniquement à son entrainement pour maitriser son pouvoir, et c’est justement ce qu’elle avait fait. Tous les jours. À raison de 10 heures par jour.

Les progrès étaient notables, mais pas vraiment à la hauteur des attentes d’Aeleria. Elle avait passé un mois entier à trouver comment faire sortir cette main éthérée, dont la taille était celle d’une main de bébé au départ. Le seul moyen qu’elle avait, c’était de penser à un sentiment de douleur intense, morale ou physique, et d’une manière qu’elle ignorait, la main apparaissait. Mais depuis, elle avait réussi à lui faire atteindre une taille plus que considérable, qui pouvait agripper un cube d’environ un mètre. Le problème majeur de la semaine était d’allonger la portée : la main ne faisait que flotter aux côtés d’Aeleria, et sa résistance était très faible : le simple fait d’attraper un verre d’eau et le porter à sa bouche suffisait pour la faire disparaître. Quant à la couleur des yeux d’Aeleria, qui selon Godari, sa maitre d’armes, devenaient extrêmement sombres lorsqu’elle utilisait son pouvoir, elle ne pouvait pas témoigner d’un quelconque changement : s’entrainer devant une glace, c’est bon pour les danseuses, par pour les Cerbères.

Cette semaine, Aeleria avait décidé de rester méditer dans sa chambre, devant l’hôtel de sa déesse protectrice, celle des Ténèbres, à laquelle était relié son pouvoir. Il est dit que le prêt de pouvoir que les déesses accordent à leurs protégés peut être mieux compris si le dit protégé s’efforce d’honorer sa déesse, et c’est donc ce qu’Aeleria faisait, une à deux fois par semaine. Elle avait donc attribué ces améliorations à son assiduité dans son entrainement et dans ses prières. Un petit coup de pouce d’une semaine entière de prières, ne sortant que pour manger, serait peut-être le moyen de faire un grand pas en avant. En cette fin de journée, Aeleria se dirigeait donc vers les cuisines du Temple pour manger un morceau, décidant qu’après ce dîner elle tenterait une fois de plus d’allonger sa portée, Godari lui ayant conseillé de réduire la taille de la main au minimum, afin de tester s’il était ainsi plus facile d’atteindre des objets lointains.

Les couloirs du Temple sont pour la plupart à l’extérieur, similaires aux chemins de garde, afin d’avoir une vue permanente sur les jardins intérieurs. Et c’est en passant près de la statue de la déesse de l’Eau qu’Aeleria fut le témoin d’une scène pour le moins intéressante et peu banale. Une femme, d’une trentaine d’années, blonde, s’était postée devant la statue, vêtue d’une manière tout à fait commune. Alors qu’elle était restée quelques instants les yeux fermés, bras tendus au-dessus de l’eau, et soudain l’eau s’était agitée, par l’appel de cette femme, pour former une curieuse sculpture mouvante. Et soudain, figée. En un instant, l’eau s’était gelée, et l’auteur y appliquait quelques modifications après y avoir jeté un coup d’œil de loin, pour finir par un très solennel, « À la déesse de l’eau, voici mon offrande ».

Eh ben… et qui va nettoyer toute cette flotte qui va fondre et se répandre tout autour de la fontaine ? Faut reconnaitre qu’il y a une certaine maitrise de son pouvoir.

N’étant qu’au premier étage, Aeleria passa par-dessus la rambarde, et se laissa tomber dans le jardin. Sa courte chute fit gonfler son hakama et le froissement du tissu qui reprend ses plis fut le seul bruit qui se fit entendre lors de sa réception, aisément amortie par sa jambe artificielle. Néanmoins, elle s’attendait à se faire remarquer par cette femme improvisée sculpteuse, aussi elle ne s’approcherait pas plus.

Ekna n’était pas peu fière de son œuvre. D’un revers de la main, elle essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front. Comment appelait-on ça, déjà ? La thérapie par l’art ? Influer l’énergie brûlante de la colère dans l’apaisement de la création, quelque chose comme ça ? De la rage, sortir la beauté – faire des fleurs du mal.
La Sentinelle secoua la tête en soupirant, d’un air moqueur. « Tu pars en live, ma vieille. Même pas trente-cinq ans et tu déprimes ! » songea-t-elle en s’étirant. Bon, ce n’était pas tout, ça, mais…

… Mais une jeune femme venait tout juste d’atterrir à quelques mètres d’elle, dans un saut acrobatique et gracieux, digne d’une native du Vent. Une petite blondinette, visiblement, à l’air peu commode ; dont une bien moche cicatrice barrait le visage. Bon, une tenue simple et ascétique, donc une prêtresse ; un corps athlétique et une jambe qui fait « chtonk » quand on tombe dessus, donc une Cerbère. Certes.
Ekna n’avait rien contre les Cerbères ; elle les trouvait toutes à fait indispensables à la protection du Temple, tout comme elle l’était à la protection de la Ville. Le Temple et la Ville, les Déesses et les Mortels…

Mais elle se trouvait précisément dans un coin du Temple auquel elle n’était peut-être pas censée avoir accès et si la jeune femme avait pris la peine de cette démonstration de force, ce n’était peut-être pas bon signe, non ?
« Bonsoir ! » Lança Ekna de l’air joyeux de celle qui se dit « peut-être que si je prétends très fort ne PAS avoir volé cet article, le service de sécurité du magasin ne me tapera pas dessus ».

Une goutte, puis une autre, coulèrent depuis le sommet de la sculpture ; un des pignons fini par céder et manqua de s’écrouler dans le bassin et de provoquer la catastrophe redoutée par la Cerbère. Il n’y fit qu’y manquer car Ekna le « rattrapa » au dernier moment et, à la force de son Don, le fit tranquillement remonter à sa place.

« Ca te tiendra pas », marmonna-t-elle comme pour elle-même, « Il faut que j’en rajoute. »

Elle entreprit de monter quatre colonnes d’eau, qu’elle monta en contrefort de la structure principale. Cela commençait à être un peu fatiguant, car elle s’appliquait à tailler très précisément les rebords en arabesques.

La Chef de Brigade n’en avait pourtant pas oublié la présence de l’autre femme. Elle continua à lui parler, tout en travaillant.
« Excusez-moi, je finis ça… Voilà… J’espère que ça ne fait pas trop désordre. Je trouvais que ça allait si bien dans le décor ! En fait, je suis plutôt perdue. Ce Temple est très glorieux, mais glorieusement immense. J’imagine que vous êtes à son service ; peut-être pouvez-vous donc m’aider ? »

Et voilà qu'en plus elle a l'air joyeuse celle-là... qu'est-ce qu'y faut pas voir parfois...

Bonsoir à vous. Je...

Mais avant même qu'Aeleria n'ait pu avancer dans sa phrase, ce qu'elle redoutait était effectivement en train de se produire. Quelques gouttes ruisselèrent, et soudain un pignon céda, et la chute très prévisible ne manquerait pas de provoquer un léger énervement chez la Cerbère. Toutefois, l'auteur eut le temps de rattraper son erreur.

Ça tiendra pas? Ah bon?

Aeleria était pleine d'ironie en cette fin de journée, et pas vraiment disposée à jouer avec un visiteur importun.

Et voilà que madame se met à peaufiner... Un coup de pied là-dedans demain matin, un peu d'aide de la part de Feorna qui maitrise l'eau comme personne, et le tout sera nettoyé. Tâchons de rester courtois...

Sur le point de finir son travail, la femme se retourna pour s'adresser à Aeleria.

En effet ce Temple est glorieusement immense. Toutefois, sachez que je ne suis pas à son service, mais à celui de ma déesse, et cette empreinte terrestre n'est qu'un lieu pour le commun des mortels où ils peuvent se recueillir, au contact des Prêtresses - pour être plus proche des divinités que chez soi par exemple.

S'interrompant pour jeter un coup d'œil à la statue, elle reprit:

Je vois que vous êtes une des favorites de la Déesse de l'Eau, mais il serait plus convenable de décliner votre identité avant toute chose. Notez que le jour va bientôt toucher à sa fin, et il n'est pas possible pour les civils d'errer dans le Temple à l'heure des prières nocturnes - aussi, si vous voulez des renseignements, je vous prierai d'être concise, mais vous pourrez très bien revenir dès demain à la première heure et je me ferai une joie de vous apporter plus amples informations sur les objets de votre curiosité. Pour l'instant donc, je vais vous reconduire à la sortie du Temple, mais pendant ce moment, vous pourrez me poser les questions qui vous viennent à l'esprit.

Il y avait toujours plusieurs niveaux d'interprétation à discerner lorsqu'Aeleria s'exprimait. De beaux atours et des tournures relativement recherchées, voilà ce qu'on pouvait entendre. Ou plutôt, ce qu'elle voulait faire entendre. Aeleria représentait le Temple, aussi elle se devait de rester polie et accueillante. Pourtant elle n'avait a priori aucune envie de faire une visite guidée à cette femme le lendemain, et la reconduire à l'entrée voulait plutôt dire la pousser vers la sortie pour aller manger un diner bien mérité.

» Armes.