A la frontière de deux mondes [Lullabee]

Voilà un mois qu'Alpha avait été rapatrié en haute priorité à l'hôpital d'Anthélima après avoir été découvert inanimé et en sang dans une ruelle, à la frontière de l'ancienne zone industrielle et du vieux quartier résidentiel. Trente-deux jours, si l'on voulait être précis.
Assez pour qu'Alpha, à son grand dam, connaisse tout un tas de futilités, du nombre d'heures évaporées en ces lieux à la quantité de clopes qu'il avait fumées (facile, il n'y en avait eu que deux), en passant par la composition des menus qui se répétaient en boucle - riez, mais il fallait en avoir, du cran, pour tenir tête aux calamars mal décongelés ou autres gigots à la vapeur.
Mais tout ces détails du quotidien, ç'avait été après. Après le passage obligé au service d'urgence et de réanimation s'entend. Le jeune homme n'en gardait pas un bon souvenir, parce que forcément réanimation ne rimait pas avec anesthésie, et que, comme tout un chacun, il n'appréciait guère les électrochocs.
Après donc, il avait mariné dans le lit blanc immaculé de cette chambre trop chauffée. Les deux grands évènements physiologiques furent la fin de son mal de crâne, ainsi que le moment où il put enfin se lever. L'envie de se tenir debout lui avait pris en plein milieu de la nuit, obligé qu'il était de se déplacer jusqu'à la fenêtre pour aller fumer. Heureusement qu'il lui restait un petit fond de paquet dans son portefeuille, soit dit en passant.
Apparemment, les lésions n'étaient pas trop importantes. Pourtant, il avait eu droit à la totale, presque toutes les radios et tous les examens possibles et imaginables. Le moins que l'on pût dire, c'est que son cas était unique. D'où les attentions dont il fut le pôle, et la foule de curieux en blouse blanche qui défilèrent dans son espace vital déjà réduit.
A noter qu'il y avait quelqu'un d'autre dans sa chambre. Et d'autre part, Alpha reçut de la visite, ce qui eut une fois le don de le faire enrager. La colère qui se dégageait de ce corps d'un blanc d'albâtre parut alors plus violemment glacée qu'aucune autre.

Malgré tout, par cette belle matinée ensoleillée de trente-deuxième jour, Alpha se sentait vraiment bien. Un courant d'air frais, vivifiant, pénétrait dans la pièce tiède par la fenêtre entrouverte, porteur d'un parfum de lilas.
Il lui avait été annoncé la veille qu'on l'autorisait à sortir - il s'était refusé le caprice de quitter l'hôpital avant l'accord des soignants - aussi se délectait-il de la proximité de cette liberté nouvelle.
En être privé attisait le désir de la recouvrer.
Quatre minutes avant l'heure convenue, à laquelle on lui porterait ses quelques effets personnels en bien piteux état - les vêtements qu'il portait ce jour-là - Alpha se leva, habillé déjà, pour aller se poster à la fenêtre. Celle-ci ouvrait sur un immense parc verdoyant, une merveille au cœur de la capitale. C'est en posant sa mains sur le rebord qu'il pressentit que quelque chose n'allait pas. Il ressentit aussitôt une petite douleur aiguë au creux de la paume. Son regard se heurta au reflet éblouissant de la lumière sur une pointe de métal. Un morceau de papier avait été accroché à l'objet, détrempé puis séché par le soleil à plusieurs reprises, deux peut-être songea Alpha. De la chambre, il avait entendu deux fois le clapotis de la pluie. Ainsi l'objet froissé semblait-il dater de quatre ou cinq jours.
Du bout des doigts, Alpha intensifia la chaleur du papier, faisant réapparaître une écriture svelte et soignée, quoique nerveuse. Depuis l'incident, à savoir son dernier évanouissement en date, il se montrait très prudent dans l'usage de ses pouvoirs. Certaines terminaisons nerveuses, semblait-il, n'avaient pas encore tout à fait récupéré après le dégel.
Il lit et un mince sourire étira ses lèvres. Sa joie était retombée.
Il aurait préféré qu'on ne lui rappelle pas que cette liberté bientôt retrouvée n'était rien de plus qu'une semi-captivité au goût acide de danger.
Mais malgré tout, dehors, il y avait quelque chose auquel il avait souvent pensé. Ou plutôt, quelqu'un. Au début, il avait préféré croire qu'il valait mieux ne plus jamais le revoir, mais c'était trop difficile. Alors, il avait pris la décision de le retrouver. Un jour, peut-être dans un an, plus tard ou plus tôt, mais assurément cela se produirait.
Et puis, il s'était promis autre chose : à savoir, mettre son nez dans les labos privés qui expérimentaient d'un peu trop près sur le vivant.


« Merde, je ne pensais pas m'être à ce point déshabitué... »

Un instant plus tard, Alpha avait poussé la porte vitrée du hall pour inspirer enfin une bouffée de l'air de la ville. Ça puait le carburant dans la grande avenue bordée d'arbres, mais c'était quand même vachement agréable.
Son regard bleu plongea en direction du ciel, pour ensuite redescendre sur terre tandis que sa main se levait. Il héla un taxi. Un véhicule blanc bariolé de vert émeraude s'immobilisa presque aussitôt devant lui.
Alpha ouvrit la portière et s'apprêta à poser sa valise à l'intérieur.

Lullabee avait longuement pleuré, dans son abri en carton. Les cauchemars s'étaient faits plus courants, les visions aussi. Il y avait trop de choses dans sa tête. Images et images qui repassaient en boucle. C'était quelque chose d'horrible. Il avait peur. Lullabee avait essayé de les enlever de sa tête, ses souvenirs trop terribles, mais rien à faire. Les premiers sept jours avaient été les plus terribles: recroquevillé dans un coin, il voyait les deux hommes allongés. Morts. Les cheveux noirs collaient à un visage pâle, un costume noir avec du rouge dessus. Du sang partout, la présence de la mort... alors il laissait échapper des hurlements angoissés. Il ne se souvenait plus vraiment de ce qu'il fallait faire pour vivre: se nourrir lui était devenu étranger. Dormir, il le faisait sans y penser, sans savoir s'il dormait de jour ou de nuit. Puis, il avait fini par se rendre compte de son état de faiblesse... il pouvait mourir s'il ne mangeait pas. Etait-ce si grave? Mais Lullabee, même s'il pensait que peut-être il fallait mieux mourir, ne le voulait pas du tout. Il ne voulait pas vraiment vivre, mais encore moins mourir. Alors il s'était mis à chercher de la nourriture... alors que sa maigreur initiale avait quelque chose de presque beau, il ressemblait maintenant à un fantôme, et les gens qui le croisaient l'évitaient ou lui lançaient des regards dégoûtés. Il avait survécu, mais pendant un moins, les images lui avaient toujours collé à la tête. Il avait fini par prendre du recul, et continuait à vivre. Mais l'aventure de ce jour avait été trop marquante pour qu'il oublie complètement, et son côté paranoïaque le rattrapait à chaque fois qu'il marchait dans la rue. Il avait l'impression qu'on le regardait, qu'on allait lui tirer dessus à chaque seconde. Il ne voulait plus dormir, car quand il le faisait, il voyait des hommes rouges qui l'encerclaient, des visages horribles, des armes dans leurs mains qui approchaient. Il hurlait à chaque fois qu'il se réveillait. Hurler qu'il n'y était pour rien, appeler le maître au secours, ou plus étonnant, Alpha.
Alpha.
Le seul qu'il ait connu à être gentil, tout simplement. Mort, ou si il avait survécu, il ne voudrait sûrement plus le revoir. Après tout, il n'avait pas besoin de lui. Lullabee voulait pourtant être sur de sa mort, il ne pouvait pas vivre dans le doute. Il avait été jusque chez lui, sans grand espoir... mais assez pour que la découverte de son absence le fasse pleurer. La porte n'était plus là, l'appartement semblait intact, mais il ne voulut pas y entrer. Et ensuite... et bien il n'avait toujours pas accepté. Oh, il n'avait aucun pressentiment, il ne pensait pas vraiment en vérité qu'il puisse y avoir encore un espoir. Mais il se sentait prêt à rechercher Alpha partout. Il savait son attitude puérile et débile, mais il n'avait que ça.


Peut-être à l'hôpital. Il savait ce que c'était, il avait entendu qu'on y soignait des gens. Il entra donc comme une fleur dans le grand bâtiment, et demanda si il y avait un Alpha...Claus c'est ça, qui était là. Secret , répondit l'infirmière qui était à l'accueil. il voyait qu'elle se fichait de sa pomme, mais il ne pouvait rien faire. Il voulut insister, on dit à ce gamin chiant qu'il n'y avait pas de Claus ici, et on le fit raccompagner à la porte. Il commença à crier et à s'énerver, sous les regards répugnés ou hillares des gens qui regardaient ce qui se passait. La jeune femme qui le raccompagnait lui dit avant qu'il passe la porte qu'il y avait en fait à un Alpha Claus ici. Si il était possible de mourir de surprise, Lullabee l'aurait fait à ce moment. Il sortirait demain, si tout allait bien dit-elle avec gentillesse. C'était tellement inattendu, que l'hybride se sentit joyeux, pour la première fois depuis.. .longtemps.



Le lendemain, il était prêt, attendait avec impatience au coin d'un côté du bâtiment. Il n'arrêtait pas de dire "merci" dans sa tête à l'infirmière qui avait été si gentille. Il était arrivé avec une heure d'avance, ayant peur qu'Alpha quitte l'hôpital plus tôt. Dans sa chemise qui avait du être blanche dans une autre vie, il frissonnait, de froid et d'inquiétude. Il ne savait pas l'heure exacte qu'il était, ne sachant pas bien lire l'heure. Mais Alpha devait bientôt arriver, à ce qu'il pensait. La porte du bâtiment s'ouvrit, laissant passer une famille dont le plus jeune avait un plâtre sur la jambe. Lulla, dont le coeur s'était mis à battre plus vite, soupira. Il avait à peine calmé son coeur que la porte s'ouvrit à nouveau: Alpha. C'était lui, cette fois. Lulla ne le voyait pas très bien, mais il ne paraissait pas en mauvais état. Il ne savait pas très bien à quoi s'attendre, mais c'était comme s'il avait pensé voir un Alpha plein de sang, comme la dernière fois. Il le vit appeler un taxi. Il ouvrait la portière pour déposer sa valise. Il n'arrivait plus à bouger, se demandant comment il fallait faire. Alpha voulait-il le revoir, lui aussi? Peut-être devait-il seulement être content qu'il soit en vie, et partir sans lui parler. Non. Lullabee courut vers lui. Il ne savait toujours pas quoi faire, alors quand il fut arrivé près de lui, il fut tenté de le toucher, de l'enlacer, mais il ne le fit pas. Son geste pourrait être trop exubérant.

-Ca va? Je pensais que tu étais... ben voilà.

C'était débile, mais c'était ce qui lui était venu à l'esprit.

Un soleil blanc, un peu frais, réchauffait timidement la ville. La valise d'Alpha s'enfonça dans la banquette. Le jeune homme fronça un peu le nez en songeant que ces derniers modèles High-Tech étaient un peu trop confortables. Alpha n'avait pas appelé son chauffeur personnel, préférant être tranquille en s'abstenant de trop ébruiter sa sortie.
Où irait-il ? Sûrement s'arrêterait-il au premier marchand de tabac, puis il se dirigerait vers le point culminant de la ville. Là, il s'assiérait sur le rebord de béton, face au gouffre, les immeubles et décharges loin en contrebas et les arbres derrière lui, et il fumerait le plus tranquillement du monde, les cheveux ébouriffés sous les assauts du vent frais. Il demeurerait peut-être là jusqu'à la nuit. Puis il emprunterait un second taxi pour se rendre djusqu'à son nouveau chez-lui.
En ville, il possédait toujours ses appartements, y compris celui de sa capture du mois précédent car il n'en avait pas vendu. Mais durant son séjour à l'hôpital, il avait pris la décision de descendre un peu plus bas, c'est-à-dire dans les étages sociaux inférieurs de la cité. Il cesserait de fréquenter les beaux quartiers de la Haute... En somme, il comptait habiter un temps parmi les immeubles périphériques désaffectés puis squattés, les décharges, les bidonvilles. Ces zones-là grouillaient aussi de labos clandestins plus ou moins sophistiqués. Peu lui importait les risques qu'il allait prendre, ou l'absence de confort à laquelle il devrait faire face.
Donc Alpha avait téléphoné pour s'assurer la propriété d'une petite part sous-terraine de la ville, puis avait engagé un constructeur afin d'y bâtir un abri convenable. On lui avait communiqué l'aboutissement des travaux quatre semaines plus tard. Ainsi était-il devenu propriétaire d'un petit bunker, cinq mètres sous terre et jouxtant une conduite d'égouts côté expérimentations chimiques illégales.
Charmante perspective, n'est-ce pas ?

Comme Alpha inspirait une bouffée d'air pur avant de s'engouffrer dans l'habitacle pour affronter l'air climatisé, il entendit le battement rythmique de pieds pressés contre le bitume. Il s'immobilisa. La personne allait nu-pieds. Elle n'était pas lourde, sinon vraiment légère. Pourrait-ce être ?...
Alpha se retourna, l'air légèrement surpris.
Son regard rencontra celui de l'Hybride. Au même instant, son pressentiment se vérifia. Il se redressa alors, quoiqu'il gardât la main posée sur la portière. Il ne faisait plus mine d'entrer dans le véhicule. D'ailleurs le chauffeur, qui l'avait remarqué, sifflotait un air lourd de sous-entendus.
Un mince sourire étira les lèvres d'Alpha, suggérant le plaisir qu'il éprouvait à ces retrouvailles.

« Content de te voir, Lulla'. Sincèrement. »

La voix de l'Hybride se fit entendre. Sûrement attendait-il un geste, une réponse d'Alpha. Si ça allait ? On s'en foutait un peu de lui, non ?

La tache noire, c'était qu'Alpha culpabilisait quand même. Il avait passé des journées entières à se ressasser les évènements, à réfléchir à ce qu'il s'était passé, et il se disait que s'il recommençait à impliquer l'adolescent contre son gré, il s'en voudrait à vie. Même si les remords, ce n'était pas trop son truc.
Cependant, il ne pouvait pas non plus plaquer Lullabee avec un "bon, je suis un pressé, on remet ça à plus tard ?".
"Ca" quoi, d'ailleurs ? Des explications ? Il y en avait une tonne qui attendait. Une vengeance ? Peut-être Lullabee nourrissait-il une grande rancœur à son égard. Et s'il lui en voulait, que ferait Alpha ?
Remarque, il ne serait peut-être pas là, devant lui, maintenant, si tel était le cas. D'ailleurs, ça voulait dire qu'il l'avait cherché...
C'est alors seulement qu'Alpha tilta ; Lulla l'avait vraiment cru mort. Combien avait-il bien pu souffrir, jour après jour ?...
Il faut dire qu'Alpha ne se souvenait plus vraiment de la toute fin, surtout après qu'il ait perdu connaissance... Il leva vers le ciel son regard bleu nuit devenu vague.
Sa main quitta la portière pour se poser sur l'épaule de Lullabee, qu'il attira d'un coup contre lui. Dans le ciel, les nuages effilochés, en lambeau, évoquaient un peu la forme de souffles hachés, condensés au cœur d'un bleu acier de glace.

« Alors, qu'est-ce que tu veux, Lulla ? Me voir ? C'est fait. Me frapper ? Tu peux. Mais si tu souhaites rester avec moi, j'ai quelque chose à te proposer. »

Parfois, Alpha se disait qu'il était un peu dégueulasse. Il n'avait certes aucune mauvaise intention, mais il savait pertinemment que ce qu'il allait peut-être pouvoir proposer à Lullabee, c'était de prendre des risques. De sacrés risques. Mais en échange, il lui montrerait un peu la vie, et ce qu'était la chaleur humaine. Puis, ils apprendraient à se connaître.

Il semblait surpris de le voir, ce qui n’était pas étonnant. Même lui se demandait pourquoi il faisait tout ça, alors qu’il s’était senti rejeté par Alpha. Et il avait culpabilisé aussi, s’était dit que tout était de sa faute, que si il avait fait le boulot tout seul, Alpha n’aurait pas... clamsé. Alpha n’était pas mort, et c’était ça qui était le principal, non?
Un sourire lumineux vint éclairer le visage de Lullabee, un sourire presque idiot. C’était tellement irréel d’être là, avec lui, alors qu’il l’avait cru mort. Il était profondèment heureux... fallait-il souffrir comme lui pour se sentir si libéré après? Son sourire disparut après trois secondes. Il doutait de la sincérité d’Alpha... quelqu’un comme lui n’avait pas besoin de quelqu’un d’encombrant comme Lullabee. «Tu ne sers à rien» avait déclaré mainte et mainte fois son Maître. Et il avait fini par y croire. Il pensait même qu’il était pire qu’inutile, comme un insecte désagréable que tout le monde avait envie d’écraser. Mais il espérait qu’Alpha soit vraiment content de le retrouver. Alors il ajouta d’une petite voix:

-Moi aussi.

Et ils se taisent. Lulla ne sait pas trop quoi faire, ni quoi dire. Une pointe d’appréhension vient se glisser en lui, qui l’inquiète; que vont-ils faire maintenant? Va-t- il le laisser là, seul et repartir une fois de plus? Lullabee sait qu’il est moins important pour Alpha qu’Alpha ne l’est pour lui, et cela l’attriste. Une des seules personnes gentilles qu’il ait jamais rencontrées. Il s’attache à ce genre de personnes, et ne peut s’en séparer. Il sent que si Alpha l’abandonne là, il passera encore des moments redoutables, seul dans sa maison. Le chauffeur semble s’impatienter. Il reste là, à regarder ses pieds nus dont les veines gonflées ressortent trop, en attendant que son vis-à-vis fasse quelque chose, n’importe quoi. Il se sent attiré dans ses bras, son coeur rate un battement. Comme la dernière fois qu’Alpha a fait ça, il se tient raide, surpris et pourtant content. Alpha le prend dans ses bras, ce qui veut dire qu’il ne compte pas s’éloigner, pas tout de suite. Il pousse un soupir de contentement contre la poitrine du jeune homme. Il ferme les yeux quelques secondes. Il rit doucement quand Alpha demande s’il compte le frapper. Pourquoi faire un truc comme ça? Lullabee a espéré jour et nuit qu’Alpha soit vivant, il ne va pas le frapper!
Il se décolle doucement de l’étreinte d’Alpha, et répond:

Je... je ne veux pas rester tout seul, en tout cas.

Même si Alpha lui proposait de faire des choses dangereuses, il dirait oui. Il n’a pas conscience de sa faiblesse, cette faiblesse qui le fait s’attacher à n’importe qui, ou au contraire se méfier de tous. C’est comme un enfant, qui cherche à avoir un peu de compagnie, une personne sur qui s’appuyer. Mais Lullabee n’est pas un enfant, il n’a jamais pu en être un.

-Je viendrais, si tu veux. Mais je ne veux plus que tu m’abandonnes comme la dernière fois. Ou...je veux être sûr que tu vas bien, quoi.

Sa voix se casse un peu, mais il tient bon.
Ce serait tellement dur, d’être abandonné de nouveau.Il ne cherche pas à être tout le temps avec Alpha. Il veut juste savoir où il est.

-C’est quoi, la proposition? Mais je ne veux pas t’embêter. Je ne sais rien faire, tu l'as vu.

Il est très heureux qu’Alpha lui propose de faire quelque chose, mais étonné. Il est un peu inutile. Il ne sait pas manier d’armes. Il n’a aucune chance en combat en corps à corps. Alors Lullabee ne voit pas pourquoi le jeune homme aurait besoin de lui. Il plonge des yeux inquiets dans ceux d’Alpha, en se demandant si ce n’est pas une blague. Pourtant, il est déjà bien trop attaché à lui pour douter de sa sincérité.

L'Hybride contre lui, Alpha pouvait percevoir sa chaleur mais aussi sa maigreur, sentir ses côtes saillantes. Malgré tout, il entendit Lullabee rire et comprit qu'il se trouvait bien. Voilà qui rassurait le jeune homme. Même davantage, cela lui suffisait. Son regard s'abaissa vers les cheveux clairs desquels dépassaient deux oreilles félines couvertes d'une fourrure soyeuse. Alpha sourit en songeant que Lullabee lui évoquait un chaton. Et maintenant, il se sentait presque responsable de lui. Autant dire que si l'Hybride avait refusé de prendre des risques, il lui aurait au moins donné un moyen de rester en contact. Ne se faisait-il pas chez les sentinelles des talkies-walkies fort perfectionnés ? Les règlementations n'avaient jamais arrêté Alpha, et cela ne changerait pas.

- Je viendrais, si tu veux. Mais je ne veux plus que tu m’abandonnes comme la dernière fois. Ou...

Lullabee avait peur, craignait de rester seul. Personne n'aimait la solitude, pas même Alpha, qui comprenait très bien. Mais, en plus de cela, Lullabee n'avait pas l'âge idéal pour traîner en solitaire... et encore moins pour grandir de cette manière. Et dire que sur ce sujet-là, le jeune homme était encore bien loin de la vérité !

- ...je veux être sûr que tu vas bien, quoi.

Face au trouble du jeune Hybride, l'expression d'Alpha devint grave. S'il partait, Lullabee serait prêt à accepter une si maigre consolation ? A vivre tout seul, parmi les ruelles crasseuses, à subir la faim, tant qu'il recevait de temps en temps quelques mots de lui ? Soit dit en passant, il ignorait même s'il savait lire.
Alpha n'était pas vraiment sensible, non, on ne pouvait pas honnêtement dire cela de l'assassin qu'il était, mais en cet instant, il fut saisi d'une grande tristesse.

- C’est quoi, la proposition ? Mais je ne veux pas t’embêter. Je ne sais rien faire, tu l'as vu.

Lullabee continuait à se dévaloriser... Alpha posa l'extrémité de ses doigts sur les lèvres du garçon.
Chht.
Sur quoi, Alpha inspira lentement, profondément. Merde, il n'allait pas lui lister ses qualités ! Des mômes aussi courageux que lui, ça ne se comptait pas par dizaines ! Et que Lullabee ait eu peur, il y un mois de ça, ou n'importe quand avant en fait, on s'en contrefichait. Tout le monde avait peur.
Alpha pencha la tête sur le côté puis enfonça ses mains dans ses poches. Son regard bleu nuit était rivé à celui de l'Hybride.

« Déjà, tu habiteras chez moi pour un temps. »

Après, il n'en savait strictement rien. Mais cela devrait déjà avoir quelque chose de rassurant pour le garçon.

« Et ça dans le but de... »

Son souffle formait un nuage pâle devant son visage. Alpha parlait vite. Pour quelle raison ? Il avait décidé de ne pas attendre pour l'en informer. A quoi bon ?

«...de retrouver ton père. Ou ton maître. En somme, le premier homme que tu aies connu... Celui qui t'a vu naître. »

Le Grand Conseil avait fait du bon travail, puisque ces immondes laboratoires avaient presque disparu. Cependant il en restait, et Lullabee en était la preuve vivante. S'il devait en demeurer ne serait-ce qu'un, Alpha ne cesserait de le chercher jusqu'à ce qu'il ait mis un terme définitif à ces abominations sans cesse réitérées.
Ce n'était pas parce qu'il se sentait coupable d'être l'un des modèles, le but militaire de ces expérimentations, pas fondamentalement. Avant, il rangeait cela dans la masse informe et indistincte, grouillante, de tout ce qu'il y avait de pourri dans ce monde et contre lequel il ne ferait jamais rien.
Avant de rencontrer Lullabee, tout simplement. Il lui avait bien fallu cela pour prendre davantage encore de recul. Maintenant, l'idée que des gosses comme Lullabee soient produits en masse et jetés comme des détritus le répugnait.

Il avait dépensé une fortune pour payer des agents, des informateurs, des tueurs, des dynamiteurs. Ainsi, il avait rayé de la carte sous-terraine deux zones expérimentales. Cependant, il était évident qu'il en restait encore. Car il était certain de ne pas avoir mis la main sur celui d'où provenait Lulla'.
Et pour cela, il avait besoin de son aide.
Voici pourquoi cela allait être douloureux. Enfin, tout dépendait du rapport que l'Hybride entretenait avec son passé.

« Alors, si tu veux, il faudra que tu m'en parles. »

Ou que tu m'y conduises.

Sur ce, Alpha se tourna vers le taxi, et monta à l'arrière. Si Lullabee le suivait, le véhicule les emmènerait par la voie des airs jusqu'aux quartiers sud, les plus malfamés...
Un instant durant, le soleil offrit un regain de chaleur à la terre transie.

Un doigt sur ses lèvres. Qu’est-ce que...?
Il ne savait pas ce que cela signifiait. Et comme tout ce qu’il ne connaissait pas, cela l’inquiéta. Il se demandait ce que cela voulait signifier, et arrêta de parler. Il jeta un regard surpris à Alpha, les yeux inquiets. Alpha commença à parler. Habiter chez lui. Habiter chez lui. Habiter chez lui. Il se récitait la phrase dans sa tête. Par peur que ce soit faux, peut-être. Ce serait tellement extraordinaire d’habiter chez lui. C’était comme ça avec l’hybride: méfiant comme pas deux ou prêt à suivre certaines personnes jusqu’au bout du monde. Il regardait Alpha avec une sorte d’adoration, ses yeux bleus plongés dans les siens, plus sombres. Il buvait ses paroles. Retrouver son père. Son maître. Pour quoi faire?

-.......oui, d’accord. Par contre...

Il se demanda brièvement ce qu’il allait faire s’il le retrouvait. Le choix était dur: le tuer ou se jeter dans ses bras? Il savait bien qu’il ne pourrait jamais lui faire de mal. Il l’aimait. Mais le détestait, pour avoir créer quelqu’un comme lui, alors que c’était illégal, qu’il n’aurait jamais du vivre. Il lui devait tout, et ce n’était pas forcément bien. S’il vivait, c’était grâce à lui...ou à cause de lui?
Il ne se souvenait que trop bien des semaines dans la cave, à essayer d’utiliser son pouvoir. Qui ne marchait pas. Et la fureur de son maître. Il secoua la tête, de façon à ne plus y penser.

-Je ne sais pas s’il voudra me revoir.

C’est vrai, tous ses ennuis avaient commencé avec Lullabee. Il avait été jugé, à ce que l’Hybride avait compris. Peut-être était-il en prison? Ou bien avait-il réussi à tous les embobiner, comme il savait trop bien le faire? Si ça se trouve, il avait continué à créer des autres trucs... des autres Lulla. Il ne devait pas y penser. Il se demanda s’il devait dire à Alpha qu’il ne savait pas où était son Maître. Mais il ne dit rien. Absolument rien. Il s’imaginait que si il avouait ne pas savoir où se trouvait le Maître, Alpha n’aurait plus besoin de l’Hybride, et le laisserait. Ses yeux de détournèrent de ceux d’Alpha pour venir se poser sur le sol.
Il ne devait pas être seul. Etre seul, c’est terrible. Un cauchemar.

-Si on retrouve Maître... tu lui feras pas de mal?

Il rougit tel une écrevisse. Pas habitué à donner d’ordres.

-Est-ce que tu as du lait chez toi? Je viendrai quand même si t’en as pas... ajouta-t-il, se demandant si Alpha trouverait ça bête.

Ses yeux vinrent se reposer sur Alpha, pleins d’espoirs.
La dernière fois, il avait bu du lait chez lui. C’était délicieux. Et il en voulait encore.

Alpha monta dans le taxi. Il hésita. Puis il monta. Troisième fois de sa vie qu’il montait dans une voiture. C’était chaud, et Lullabee soupira d’aise. Ses bouts de doigts étaient gelés. Malgré l’inquiétude du changement, il se sentait détendu, tranquille. Et puis, pour la première fois de sa vie, il avait quelqu’un qui avait sa confiance à ses côtés.

Un éclair d'inquiétude passa dans le regard de Lullabee. Alpha avait incliné légèrement la tête sur le côté, son souffle formant dans l'air frais de minces volutes

-.......oui, d’accord. Par contre...

Le jeune homme attendait, son regard fiché dans les yeux clairs, sans relâcher son attention. Lui qui ne pouvait qu'imaginer ce que l'Hybride avait enduré, il tâcherait au moins de ne pas le blesser, et pour cela il devait ne rien omettre.
Lullabee était-il content de venir habiter avec lui ? Sûrement. Cependant, il semblait que cette "condition" - du moins avait-elle été posée comme telle -, à savoir la recherche de son concepteur, n'était pas pour lui sans poser problème. L'on pouvait sans mal se hasarder à de multiples suppositions, mais il était impossible de deviner ce que seul Lullabee savait.

-Si on retrouve Maître... tu lui feras pas de mal ?

Alpha ébaucha un sourire face au trouble du garçon. Après tout, ce dernier pouvait poser toutes les conditions qu'il le souhaitait, pourquoi pas ?
Concrètement, concernant les dirigeants des laboratoires, Alpha s'était heurté à des situations extrêmement différentes. Mais il n'était pas besoin d'ôter la vie à tous ceux qui prêtaient main-forte ou encourageaient ces abjectes recherches, loin de là. Alpha appréciait le travail propre et, d'autre part, veillait à éviter toutes morts superflues.
Il parla, l'air de rien, sûr de lui.

« Oh, non, ne t'inquiète pas de ça. »

Et c'était une promesse.
Alpha était parfaitement conscient des enjeux. Il prenait un risque. S'il venait à rencontrer personnellement cet homme, le "maître", ces quelques mots le contraindraient peut-être à risquer sa peau, ou celle de Lullabee. Il lui faudrait aviser en temps voulu... Une chose étant certaine, à savoir qu'il ne laisserait personne blesser Lullabee.

En réponse à l'ultime interrogation du jeune garçon, Alpha se contenta d'un bref sourire, réprimant une légère envie de rire. Il ignorait encore si le livreur avait effectué le petit détour demandé, quelque peu incongru soit dit en passant. Déposer un carton de denrées quotidiennes au coin d'une rue, ce devait ressembler fort à une farce.


« Au carrefour de la zone industrielle Asaki, au Sud. Et augmentez le chauffage. »

Toujours pieds nus... L'Hybride vivotait, de toute évidence. Aurait-il pu survivre à l'hiver dans de telles conditions ? Cette pensée avait quelque chose de glaçant.
Derrière la vitre défilait une ville changeante, métamorphe. Les quartiers que coupaient d'innombrables rues ou ruelles s'entrecroisaient avec une ingénieuse malice. De-ci de-là, des arbres au tronc sinueux se glissaient entre deux murs, infiltrant leurs branches parmi les briques, disloquant tantôt les pavés, tantôt le bitume. Partout, une masse mouvante s'animait pour circuler, à la manière du sang, au coeur des artères de la capitale. Les gens vivaient, mais ce n'était pas sur eux qu'Alpha portait son attention.
Il observait les infimes changements dans l'atmosphère ambiante. Sensible aux variations des couleurs, les toits devenant d'un rouge plus sanguin, le sol et les murs encrassés ou recouverts par une conquérante moisissure, Alpha ne fut nullement surpris de constater que les détritus s'accumulaient à même les portes de maisons souvent abandonnées. Ici, même le ciel s'alourdissait.
Le chauffeur, qui devenait nerveux, pianotait des doigts sur le volant de plus en plus rapidement.

Bientôt, les deux Hybrides fuiraient la surface pour se laisser engloutir par les profondeurs du sol, en ces lieux où plus personne n'était en mesure d'imposer le moindre contrôle.


Le chauffeur freina brusquement et l'engin pila net au milieu d'une avenue complètement déserte - du moins, en apparence. De part et d'autre du véhicule, d'imposants squelettes métalliques de constructions avortées s'étiraient vers un ciel d'un bleu très pâle, semblables à d'immenses carcasses.
Le chauffeur se retourna vers ses passagers, l'air plus que contrarié. De la main, il se frottait machinalement les cheveux.

- Merde, je peux pas. J'avance pas plus dans c'coupe-gorge. Payez-moi et basta !

Alpha lui tendait déjà la somme supposée. Sur quoi, il esquissa un mouvement de la tête presque imperceptible à l'adresse de Lulla et sortit. A peine les portières avaient-elles claqué que le taxi redémarrait, s'enfuyant de toute sa vitesse.
Le jeune homme resta un instant immobile, à découvert. Son regard glissa sur les carcasses rouillées, les fils électriques à nus que vomissait la terre. Il tira une clope de sa poche, l'alluma.
Quelle menace cachait donc ces montagnes de détritus, de plâtras et de boue ?

« Il y a du monde, Lulla, mais ils ne sortiront pas. »

Et pourquoi pas ? Peut-être parce qu'Alpha empoigna ostensiblement son revolver, fort dissuasif.
Sur quoi il s'avança en direction du chantier abandonné, au centre duquel se situait le carrefour - un simple croisement de rues, serré entre des maisons en piteux état. Alors qu'il allait s'avancer parmi les herbes hautes, quelque chose attira son attention.

« Il va te falloir des chaussures... Ou alors, je te porte. »

Sûrement pour se protéger des errants, on avait constellé la terre d'éclats de verre particulièrement tranchants. Quelle chance...

La chaleur de la voiture était réconfortante. Il se surprit à laisser aller sa tête contre la banquette, tout en fermant les yeux. Là, si il n’y avait pas eu Alpha à ses côtés, il se serait endormi. Pas que sa présence le dérangeait, elle avait même quelque chose de rassurant, mais il ne voulait pas qu’on le prenne pour un... il voulait pas dormir alors qu’il se sentait un peu comme un aventurier. Et à chaque fois qu’il pensait à ça, il ressentait de l’angoisse et aussi plein d’enthousiasme. Se tortillant les pieds, il se demandait si Alpha ne l’avait pas sur-estimé. Il avait été courageux, oui... mais ça avait été la toute première fois de sa vie! Il n’était pas courageux sept jours sur sept, et dans le genre, il était plutôt peureux! Que lui arriverait-il si Alpha découvrait que, il était juste bon à se cacher et à trembler! Il ne fallait pas y penser. Alpha adressa quelques mots au chauffeur, en lui demandant d’allumer le chauffage. Et Lullabee sourit. Il se demanda en fait si passer toute sa vie dans un taxi n’était pas une chose enviable. Il colla sa tête contre la vitre, en regardant le paysage.Il ne savait pas du tout où ils allaient, en fait. Il ne connaissait pas cet endroit. C’était bizarre.... Lulla n’aurait pas bien su dire pourquoi, mais l’aspect de cette ville le mettait mal à l’aise.
Il se tourna vers Alpha, mais celui-ci, ses yeux bleus outre-mer plongés dans la contemplation des rues, ne semblait pas prêt à répondre à ses interrogations. Le chauffeur se tourna vers ses passagers. Il ne l’avait pas encore remarqué, mais maintenant qu’il le voyait, il remarqua que le chauffeur semblait angoissé. Il demandait qu’on le paie. Ce que fit l’autre Hybride.

Ils sortirent du taxi, qui s’en alla très vite. L’hybride regarda autour de lui.
Il n’avait pas un sens de l’esthétisme très prononcé, et pour cause, il avait passé la moitié de sa vie dans un carton. Sauf que au moins, là où il était, ça ne puait pas. Ici, des déchets s’entassaient. Et les bâtisses alentours étaient pour le moins laides. Un décor apocalyptique. Il se demanda brièvement si des gens habitaient ici, et si c’était ici qu’Alpha comptait habiter. Ca ne le dérangeait pas. Au moins, il n’était plus seul.

-??

Au moins, c’était clair. Il pouvait affronter le bitume glacé, mais pas des éclats de verre, ou il se retrouverait avec des pieds... bizarres. Sauf qu’il avait peur qu’Alpha se fasse mal. Avec un poids, même infime, on risquait plus de trébucher. Mais bon, y z’avaient pas vraiment le choix. Il attrapa les épaules d’Alpha, et souplement, monta sur son dos.

-Est-ce que... ça va?

Il referma ses bras autour du cou de l’Hybride, en prenant garde à ne pas l’étouffer quand même.

-Il y a beaucoup de chemin à faire? Pourquoi tu as gardé ton pistolet? Est-ce que y’a des gens ici? Pourquoi on a mis du verre?

Il pouvait être très chiant quand il le voulait. Mais il voulait être rassuré. Il fallait qu’il comprenne la situation. Trop longtemps, il avait vécu en ne comprenant pas grand chose de ce qui l’entourait, alors il fallait se rattraper, et savoir ce qui se passait autour.

-Alpha... tu as peur, des fois? On dirait que tu as pas souvent peur.

Lullabee parut surpris. Sûrement ne comprenait-il pas les raisons de tant d'hostilité de la part des occupants des lieux... Si habitants il y avait, ce qui ne paraissait guère évident, au premier abord.
Alpha se passa la main sur le front, comme s'il avait été confronté à quelque insurmontable difficulté. Peut-être les responsabilité d'un nouvel ordre auquel il s'était engagé à faire face pesaient-elles avec force sur ses épaules. Mais, soudainement, il s'aperçut qu'il souriait. A peine, mais un sourire pourtant, qui éclairait son visage pâle.
Lullabee tendit les mains, sur quoi Alpha se pencha un peu sur le côté. Lorsqu'il sentit les bras du jeune garçon se refermer autour de son cou, il se redressa tout à fait, sans nullement vaciller, sans hésitation. Sur quoi, il attrapa ses jambes, et s'élança parmi les hautes herbes.
Il avait l'habitude de vivre sur le terrain, et ce n'était pas ce séjour à l'hôpital qui aurait entaillé son agilité assassine.
Et puis, Lullabee était tellement léger que ç'en était effrayant...

« Bien sûr, gamin. »

Son sourire s'entendait dans sa voix, comme s'il plaisantait.
Cependant, ses yeux, sérieux et appliqués, ne se relâchaient pas, et son regard scrutateur parcourait méticuleusement les parcelles alentours, de telle sorte qu'il ne puisse manquer un éventuel mouvement.
Il visait les immeubles, ou plutôt, ces morceaux de carcasses nouveau-nés qui auraient dû être des immeubles, un jour.
Il marchait vite.
Les éclats de verre crissaient sous ses pieds, mais à cause du vent qui secouait les hautes herbes, on les entendait à peine. Il faisait plus froid maintenant, pas encore assez malgré tout pour venir à bout de ces multitudes d'insectes aux ailes translucides qui virevoltaient de-ci de-là.
Alpha sentit le souffle chaud de Lullabee contre son oreille alors même qu'il percevait sa voix.

- Il y a beaucoup de chemin à faire? Pourquoi tu as gardé ton pistolet? Est-ce que y’a des gens ici? Pourquoi on a mis du verre?

De l'immensité bleue du ciel, on pouvait voir avancer, loin en-bas, un jeune homme qui portait un Hybride aux oreilles félines.
Alpha, plongé en plein cœur de cet espace chaotique, des herbes et des arbustes bourgeonnants, ne songeait pas au ciel. Ses pensées convergeaient vers la terre et ses profondeurs protectrices, là où grouillaient tout ceux qui voulaient fuir ou se cacher.
Mais le jeune assassin faisait exception à la règle. Il ressemblait au furet qui se glisse avec volupté jusque dans les plus profondes galeries pour traquer ses proies.

« Ne te préoccupe pas du trajet, il ne s'éternisera pas... »

Alpha inspira sans bruit. Loin vers les nuages, un faucon cria, une fois, deux fois.

« Ici, il y a des gens qui ont peur, peur de quitter un lieu qu'ils ont toujours connu parce qu'ils y sont nés, peur de tomber entre les mains de ceux qui les traquent, peur de ne pas réussir à vivre ailleurs. Il y en a aussi qui rêvent de partir, qui sont prisonniers d'eux-même ou des autres, qui errent. Et tant d'autres. »

Les questions si vastes, comme les interrogations absolues, n'admettent pas de réponse précise, ni même simplement et purement vraies.

« Tu es différent, je le suis aussi. Pour certains, nous serons effrayants, ou bien peut-être désireront-ils posséder ce que nous portons, ou bien encore souhaiteront-ils mille autre choses qui pourraient les pousser à venir à nous, à nous attaquer. »

Alpha parlait lentement, doucement. Il ménageait de longs silences, durant lesquels il reprenait tranquillement son souffle. Il savait que ce qu'il disait ne serait peut-être pas parfaitement clair pour l'Hybride, mais il faisait de son mieux.

« S'ils savent ce qu'est une arme, ils ne viendront pas. Et ils le savent. Du moins, ceux qui le savent sont assez nombreux pour retenir les autres. Normalement. C'est pour cela que je n'aurai pas à tirer. »

Alpha paraissait sûr de lui, bien qu'il s'exprimât avec prudence et toute la justesse que lui permettait cet instant paradoxalement tendu et si tranquille.

- Alpha... tu as peur, des fois? On dirait que tu as pas souvent peur.

Enfin, sa semelle rencontra le bitume avec un claquement sec. La silhouette du jeune homme s'engouffrait entre deux murs effondrés au point qu'ils laissaient passer un torrent de lumière crue.
Alpha s'arrêta. Il sentait Lullabee contre son dos, et sa chaleur. Il songea fugitivement que, bientôt, il aurait bien froid.
Il leva son visage vers le ciel, et le faucon qui tournoyait, si haut. Toujours, il murmurait - il n'avait pas besoin de davantage pour se faire entendre du garçon.

« J'ai appris à croire que faire taire ce sentiment, le nier en profondeur pouvait sinon le faire disparaître, l'atténuer. Mais en réalité, j'admets être incapable de maîtriser la peur lorsqu'elle est là. Alors, oui, bien sûr. J'ai peur, parfois, très peur. »

Seulement, en tâchant de ne pas le montrer, il était possible de s'épargner ses conséquences extérieures.
Et un assassin ne devait pas montrer qu'il avait peur, jamais. Car ses proies n'étaient autres que des hommes, et même si elle avaient été des loups, ç'eut été la même chose. Les apparences comptent tant.

Alpha lâcha doucement le garçon, de telle sorte qu'il pût glisser au sol. Il l'aurait bien porté, un peu davantage, mais ainsi il ne pouvait manier son arme. C'eut été prendre trop de risques... Il en fut un peu triste.

Marchant à côté de Lullabee, il lui indiqua d'un mouvement de la main le centre de la rue. Il lui dit qu'il faudrait s'arrêter, en plein milieu.
Derrière des décombres, un homme bougea.
Alpha, parvenu au but, s'accroupit sur le bitume. De ses doigts fins, il souleva le couvercle de la bouche d'égouts. Il avait aperçu la silhouette.

« Je passe devant, Lulla. »

Nul n'aurait pu dire ce qui les attendait, plus bas, dans les ténèbres glauques et parmi les échos aqueux. Sûrement était-ce quelque chose qui ne leur voulait pas du bien.

« Mais ne perds surtout pas de temps. »

Plusieurs silhouettes s'étaient levées, de l'autre côté de la rue. Alors qu'Alpha disparaissait, des créatures en haillons apparurent dans la lumière tranchante.
A toute vitesse, le jeune homme descendait l'échelle métallique. Elle était glacée.

Il se laissa finalement chuter, et ses deux pieds heurtèrent le sol dur de la conduite. A l'extrémité de son index, une petite flamme dansait, projetant quelque lueur.
Juste en face d'Alpha, taillée dans la paroi gluante du tunnel, une porte se dessinait. Elle paraissait récente, exempte qu'elle était de toute moisissure.

En haut, à l'extérieur, un grand bruit se fit entendre. Et, presque simultanément, un second bruit résonna, derrière la porte. Le coeur d'Alpha manqua un battement. Il serra les dents. Rapide, il ouvrit en grand la porte sur une pièce complètement enfumée. Visiblement, elle n'avait pas été fermée à clef.
Sur quoi, malgré les risques qu'il encourait en tournant le dos à l'intérieur, Alpha se retourna vers le tunnel, pour faire signe à Lullabee de venir. Vite.

Dans la pièce enfumée, cette ombre opaque qui se dessinait était la silhouette d'un homme. Entre ses lèvres, une cigarette, dont la fumée s'échappait à toute allure par la porte grande ouverte.
Alpha n'avait pas perçu sa présence.

Les mains glacées de Lullabee agrippèrent avec plus de force le cou d'Alpha. Le cri de l'oiseau l'avait troublé. Il n'aimait pas ce qu'il y avait ici... il n'aurait su l'expliquer, mais il sentait que ce n'était pas normal. Ce silence en premier lieu... ça lui faisait peur. Et puis, il sentait que des gens habitaient ici... est-ce qu'on les observait ? Craintif, il jetait des coups d'oeil à droite et à gauche. Il se sentait regardé. Il faisait plus froid ici aussi, non ? A moins que ce ne soit son imagination...

- Oui.

Il comprenait les explications d'Alpha. Jusque là, il pouvait comprendre.

-Pourquoi... est-ce qu'on est vraiment effrayants? Moi, je me trouve pas effrayant.

C'était vrai. Est-ce parce qu'il était un Hybride que des gens étaient effrayés par lui? Comment pouvaient-ils être effrayés?

-Et toi non plus.

Alpha ne lui faisait pas du tout peur. Enfin, pas physiquement. Très sincèrement, il était plutôt du genre sexy que repoussant. Lullabee savait qu'il n'était pas dangereux, alors pourquoi? Pourquoi cette haine des hybrides?
Alpha avançait avec l'agilité d'un chat. Lullabee posa sa tête contre son épaule en soupirant. Il n'avait pas tout compris, mais Alpha avait réussi à le rassurer.

-Ah, alors t'es quand même normal, des fois.

Si Alpha avait peur, alors il avait le droit d'avoir peur lui aussi.
Mais il n'y croyait qu'à moitié. Alpha pouvait-il vraiment avoir peur? Quand ces hommes l'avaient emporté, il n'avait pas hurlé. Pas paru effrayé quand Lullabee l'avait délivré. Et c'était lui qui leur avait sauvé la mise en tuant les deux hommes.

-J'arrive pas à faire comme tu fais. Quand j'ai peur, j'ai peur.

Et précisément, il était effrayé. Alpha l'avait fait glissé par terre, et il se sentit tout mou, d'un coup. Un peu endolori, et les jambes en coton .Ils allaient devoir passer par cette bouche d'égout. Il n'aimait pas le noir, et tout ça semblait noir. Lullabee essaya pourtant d'adopter la technique d'Alpha. En se répétant dans sa tête qu'il n'avait pas peur. Pourtant, il avait vraiment peur. Il hocha la tête en signe d'approbation. Alpha, reste, ne descends pas là, on sait pas ce qu'il y a en bas. Il le laissa descendre, une drôle de boule dans la gorge. Il sentait que ça n'allait pas. Il ne voulait pas descendre, c'était trop fermé et trop noir. Alpha, remonte, je t'en prie. Il le vit tourner le dos à la porte qu'il venait d'ouvrir, et lui faire signe de venir. Lullabee après quelques secondes de doute, le suivit. Alors qu'il descendait dans l'obscurité, il se tourna vers Alpha. L'hybride l'attendait, le dos tourné à la pièce ouverte. Là, dans la fumée, il y avait une forme plus marquée. Un homme. Lullabee voulut crier pour prévenir Alpha, mais bizarrement, sa bouche ne voulait pas bouger. Il réessaya, mais ses lèvres restaient closes. Il se laissa glisser jusqu'au sol, sans un bruit. L'homme ne l'avait peut-être pas vu. La forme n'avait pas encore bougé. Si c'était un ennemi, il pouvait bouger à tout moment, mais il ne bougerait pas si il se sentait menacé. Le cerveau de Lullabee fonctionnait vite, très vite. Une idée traversa soudain son esprit.

-Je tiens une arme pointée sur vous. Au moindre mouvement, je vous abats.

Sa voix enfantine tranchait avec ce qu'il venait de dire. Il tendit le bras, en espérant que "l'ennemi" pourrait penser que c'était un pistolet. Il espérait qu'Alpha aurait compris la situation, et qu'il ne dise rien qui puisse les discréditer. Il fallait qu'Alpha comprenne, et qu'il agisse au moment le plus favorable.
Pourvu que ça marche. Sinon, il n'osait imaginer ce qui se passerait.

Alpha, en observant Lullabee qui descendait l'échelle, songea à sa toute dernière question, la seule à laquelle il n'ait pas répondu. "Est-ce qu'on est vraiment effrayants ?" Lullabee l'était-il ? Alpha ne l'avait jamais pensé, pas un seul instant, même quand il voyait la maigreur du jeune garçon, même avec ces oreilles et cette queue de chat - qui d'ailleurs le rendaient moins redoutable que mignon. Mais alors, pourquoi les passants se retournaient-ils sur lui dans la rue, pourquoi le fuyait-on ? Peut-être n'était-ce pas tant à cause de ce qu'il était que de ce qu'il évoquait. Il était en effet probable que le seul fait de le croiser rappelait à ceux qui préféraient vivre dans l'ignorance qu'il y avait bel et bien, quelque part non loin d'eux, des monstres à visage humain dont ils pourraient un jour être les victimes - comme Lullabee.
Pour les habitants du quartier abandonné, Alpha et lui étaient bien plus qu'effrayants, ils étaient terrifiants. Parce qu'ils venaient de l'extérieur, tout simplement ; ils étaient mystérieux. Qui ici aurait pu affirmer qu'ils n'avaient aucune mauvaise intention ? Personne, et c'était là que le bât blessait. Alpha se demanda de quelle manière est-ce qu'il pourrait expliquer cela.
Déjà, Lullabee était arrivé en bas de l'échelle, et il se tournait vers lui. Mais tout à coup, son visage aux traits encore enfantins parut se glacer. Dire qu'un peu avant, Alpha avait été content de le savoir rassuré... Que pouvait-il bien se produire ?

-Je tiens une arme pointée sur vous. Au moindre mouvement, je vous abats.

Alpha, l'assassin, fit volte-face. Les pans de sa veste claquèrent contre sa chemise. La fumée l'enveloppait déjà tout entier. Lullabee, à côté de lui, disparaissait à son tour dans la brume âcre.
A plusieurs mètres d'eux, un point rougeoyant bougea, avant de chuter au sol. Il fut écrasé.
Toute son attention concentrée sur le danger potentiel, Alpha ne pouvait se permettre de dégainer l'arme, qu'il avait placée à sa ceinture pour descendre, ni même de jeter un coup d'oeil en direction du jeune Hybride. Ce dernier faisait d'ailleurs preuve d'un sacré courage... Le fait qu'il ait réagi aussi vite leur conférait un avantage certain, si danger il y avait.
C'est alors qu'une voix jaillit du fond de la pièce.

« Une arme ! Quel accueil... »

Alpha fronça imperceptiblement les sourcils.

« Puis-je savoir ce qui vous amène dans cette pièce ? »

Il se retint de saisir son arme. Après tout, Lullabee les couvrait déjà, que ce fut virtuel ou non, et il ne pouvait se permettre de lui faire perdre du crédit. D'ailleurs, il était très intéressant qu'Alpha ait les mains libres... Les doigts tendus le long de son corps, il se concentrait avec application sur les différences de température dans la pièce.

« Je vous croyais mon employeur... »
La voix de l'homme s'était faite rauque et lourde de sous-entendus.
Alpha réfléchit vite. Se pouvait-il que cet homme soit l'informateur qui lui avait subitement fait faux bond, un mois plus tôt ?

« Vous n'avez pas à être ici. »

L'homme poussa un léger grognement. La fumée se dissipant peu à peu, on pouvait apercevoir une silhouette d'âge indéfinissable. L'intrus portait les cheveux longs, lesquels, en envahissant ses épaules, évoquaient des tentacules.

« Vos gardes du corps sont des gosses, maintenant ? »

Alpha esquissa un sourire amer. Il n'appréciait pas. Alors, sans hésitation aucune, il se saisit de son arme. Il attrapa la main de Lullabee, et glissa le flingue dedans, contre la paume, avant de refermer ses doigts maigres sur la crosse. Il espérait seulement que Lullabee n'y verrait rien de négatif. Au contraire.

« Les gosses n'ont pas moins de valeur. »

Alpha rentrait dans son jeu sans plaisir. Il voulait en terminer avec ce type.

« Bon, je cède. J'ai le plan que vous m'aviez demandé. Dans la zone, il ne reste qu'un seul labo. Ce n'est pas celui de... Lullabee... Normalement. Parce que le type a été relâché. »

Il avait ajouté cette précision à la hâte, comme si cela le gênait de parler de l'Hybride alors que celui-ci était présent.
Alpha, quant à lui, fixait l'homme sans lui laisser le moindre répit. Il lisait la peur au fond de ces prunelles bravaches, ce qu'il comprenait tout à fait : il avait payé l'informateur, et celui-ci avait disparu avec la somme un mois auparavant. Si Alpha l'avait mal pris, cela aurait pu fort mal tourner...

L'homme franchit la distance qui les séparait, tentant d'ignorer l'arme que tenait Lullabee. Il avait peur de lui, aussi.
Sur quoi, il remit le plan à Alpha, renonçant définitivement à toute tentative de lui soutirer un peu plus d'argent. Alpha ne l'en remercia pas. Sur quoi, l'homme disparut dans l'encadrement de la porte.

Le jeune homme, l'ayant refermée, alluma les lumières.
« Fais comme chez toi, Lulla. »
La pièce, d'aspect confortable, comportait une couchette incluse dans le mur, un peu de décoration de style moderne, dont une plante verte couverte de fleurs blanches, ainsi que le mobilier minimum. Alpha posa la carte à plat sur la table.
« On regardera ça demain, non ? Dès l'aube, on ira faire un tour... Si cela te convient. »

Alpha s'étira, avant de sortir des plats express du frigo. Rien de formidable, ce devaient être des pâtes accompagnées de poisson. Il en passa un à l'Hybride.

« Je te laisse la couchette. Je dormirai par terre, je ne suis pas à ça près. »

Tout en achevant de boire un café, il observa l'Hybride. Le savoir en sécurité, pour le moment, lui procurait une sensation de tranquilité. Sûrement cela contrastait-il avec les longues nuits à l'hopital, qu'il avait passées sans rien savoir de l'état du jeune garçon.

Lullabee ne bougea pas.

«Je vous croyais mon employeur...»

Bon. L’inconnu s’adressait sûrement à Alpha, que Lullabee pouvait à peine voir, à cause de cette fumée.
Pistolet toujours pointé vers l’homme, Lullabee entendit Alpha s’adresser à lui, et lui dire qu’il n’aurait pas dû être ici.
C’était un méchant, ou pas?
Il faisait peur, en tout cas. Il se tenait sur le seuil de la porte, la masse de cheveux qu’il avait sur la tête le faisant étrangement ressembler à un genre de bête touffue. Mais Lullabee n’avait pas l’habitude de juger les gens à l’apparence physique, puisque lui même souffrait beaucoup du regard des autres sur sa personne.
Mais monstre touffu ou pas, il n’était pas gentil.
Puisqu’Alpha disait qu’il n’avait pas à être ici, c’est que c’était vrai. L’Hybride ne savait pas du tout quel lien l’homme pouvait avoir avec l’assassin, mais il sentait bien que ce n’était pas un copain.
Et puis il se moquait de lui, et ça, Lullabee détestait. S’il avait vraiment eu un pistolet, il... il n’aurait rien fait, en fait. Mais il fulminait.
Alpha, discret, s’était déplacé pour placer dans la main de Lulla un flingue... et un vrai. Il lui prit la main et la referma sur l’arme, deux doigts sur la détente, en cas de nécessité.
Alpha prit la parole.

«Les gosses n’ont pas moins de valeur.»

«Ouais, affirma Lulla

Il se tourna vers Alpha.

«Hein qu’on peut le tuer si il obéit pas? Vous savez, j’ai vu Alpha, il est très fort pour tuer.»

Et Lullabee ponctua sa phrase d’un sourire qui se voulait inquiétant. Il n'imaginait pas une seconde qu'une phrase comme celle-là puisse blesser l'assassin. Il était admiratif, c'est tout. Mais entendre dire de la bouche d'un presque-enfant qu'on tuait très bien... cela faisait-il plaisir? Mais Lulla ne pensait pas à ça. Il n’avait plus peur, puisqu’il était armé, et qu’Alpha était juste là. Et l’homme était désarmé. Et même si Lullabee n’était pas un expert en tir, loin s’en faut, l’homme n’aurait pas le courage de tenter quelque chose.
Ah, voilà qu’on parlait de lui maintenant. Comment est-ce qu’il le connaissait? C’était quoi un labo? Qui avait été relâché? Il se promit de poser les questions, mais plus tard, quand l’autre serait parti.
Ce qui ne tarda pas. Avant de disparaître, il remit un papier à Alpha. Et Lullabee ressentit une petite pointe de fierté. Il avait senti dans les yeux de ce type, quand il était passé devant lui, comme un peu d’appréhension- de la peur, aussi, peut-être. Bon, à vrai dire, il s’était contenté de tenir le flingue, mais il avait paru un peu convaincant, ce qui n’était pas mal.
En temps normal, on avait peur de lui comme on avait peur d’une maladie. Voilà. Pour beaucoup, il était un paria, un maudit. Mais jamais on n’avait eu peur de lui comme on aurait peur de quelqu’un en position de force. Et pourtant, c’était un peu ce qui venait de se passer.

C’est donc le coeur plein d’allégresse qu’il sauta sur la table. Et en descendit quand Alpha sortit les pâtes au poisson du frigo, pour préférer une chaise. Il n’arrivait pas à croire qu’il allait habiter ici. C’était tellement plus confortable que l’endroit où il habitait!
Avec les doigts, il commença à manger les pâtes, gloutonnement. Il ne savait pas vraiment ce qu’étaient un couteau et une fourchette. C’était bon. Le poisson, il connaissait. Dans les marchés, il y en avait pleins. Et puis, il suffisait de faire preuve d’assez de discrétion pour en voler quelques-uns. Les pâtes, par contre, c’était une nourriture inconnue, qui n’avait pas beaucoup de goût, mais qui était bonne quand même. Il eut fini en quelques minutes.

-Alpha... où il est le Maître? Vous l’avez pas retrouvé?

Il avait un ton neutre. Il voulait juste savoir. Il n’était pas sûr de vouloir le rencontrer à nouveau, mais... il se demandait quand même ce qu’il était devenu.
Puis, revenant pour le moment à des choses moins préoccupantes, il s’exclama:

-J’dors pas par terre! Ouaaaiiis!!!

Il se leva de sa chaise dans le but de faire un câlin à Alpha, gage de son contentement, puis se retient. Ca ne se faisait pas. Mais il n’avait jamais dormi autrement que par terre, excepté sept mois auparavant, où il avait passé deux nuits dans un lit, quand les scientifiques (les sans-oreilles comme ils les appelaient en ce temps) étaient venus arrêter Maître.

Il finit le reste de son assiette avec ses doigts, puis sourit jusqu’aux oreilles (enfin, presque, puisque les siennes étaient au sommet de sa tête blonde).

-Je crois que c’est le plus beau jour de ma vie.

Et il disait ça très sérieusement.

Tout en rangeant son assiette vide, Alpha se remémora l'attitude de Lullabee, peu avant que l'informateur ne parte. En permettant à l'Hybride de posséder un vrai pouvoir sur autrui, Alpha lui avait permis de goûter à une nouvelle forme de sécurité, plus traître. Lullabee, souriant, avait pleinement éprouvé sa nouvelle force. Sûrement en aurait-t-il expérimenté de nouveaux aspects d'ici quelques temps. L'on ne pouvait qu'espérer que cela ne se fasse pas au détriment de sa quiétude ni de sa santé. Alpha veillerait à ce que la garçon ne sombre pas, ni dans la vengeance, ni dans l'excès ou quoi que ce soit d'autre. Pour rien au monde il ne désirait que Lullabee ne commette les mêmes erreurs que lui.

Ce dernier avait clairement pris possession du petit "appartement" deux pièces, d'ailleurs, et ce n'était pas Alpha qui allait lui reprocher quoi que ce soit concernant les convenances. Sûrement appréciait-il cette fraîcheur de comportement, non altérée par une foule de manières et de tics inutiles.

- Alpha... où il est le Maître? Vous l’avez pas retrouvé?

L'interpellé s'était adossé à un mur, à côté de la plante dont les feuilles éclatées paraissaient voleter librement. Le filet de fumée qui s'échappait de sa clope formait de tranquilles arabesques dans l'air tiède - si le radiateur laissait échapper une légère odeur de corne brûlée car il n'avait encore jamais servi, il n'en était pas moins efficace.

« Dis-moi, Lulla. Qu'est le maître, pour toi ? »

Alpha avait parlé avec détachement, avant de laisser s'échapper d'entre ses lèvres entrouvertes un long filet de fumée. Si Lullabee était attaché à son concepteur, il ne souhaitait pas le blesser en lui montrant le mépris, sinon le dégoût, qu'il éprouvait à l'égard de cet homme.

« Tu as le droit de savoir qu'il a été libéré, mais je ne connais pas sa situation exacte. Ceci dit, il se trouve dans la zone. Or il ne reste ici qu'un labo d'envergure. Quoique rien ne soit certain, nous pouvons en tirer les conclusions que cela suggère. »

Alpha avait écrasé sa clope entre les racines de la plante aérienne, dont le feuillage touffu avait frémi. Sur quoi, il était parti se préparer un café d'une noirceur sans pareille.
A l'annonce du partage des couchages, la bonne humeur du garçon avait éclaté. Le mouvement que Lullabee esquissa alors en direction d'Alpha ne lui échappa pas, aussi s'avança-t-il pour lui frotter les cheveux, de sa main ouverte.

« Te gêne pas, je ne suis pas ton père. »

Sur quoi, il esquissa un sourire, et lui répondit :

« J'en suis heureux. Pour moi aussi, ce fut un bien agréable jour. »

Alpha fit volte-face pour aller chercher un bouquin. Il s'assoirait sur le lit à côté de l'Hybride et lirait à voix haute un moment durant, puis il irait couper la lumière. Ni cette nuit-là, ni les suivantes, il ne dormirait allongé. Il serait assis en tailleur par terre, les épaules appuyées contre le bord de la couchette, tête penchée sur sa poitrine, afin d'être à côté du garçon. Mais cela, il ne le lui montrerait pas, ne s'installant que tard après lui.

Lullabee et Alpha passèrent deux journées entières dans le deux pièces, ce qui laissa le temps à ce dernier de montrer les lettres de l'alphabet à l'Hybride, ainsi qu'un certain nombre d'images. Voilà longtemps qu'il voulait faire cela, lui apprendre quelques petites choses. Quant à l'unique casserole, elle conserverait la marque noire d'une tentative culinaire ratée.

Le troisième jour, un mardi, Alpha s'éveilla tôt - pour ne pas dire en pleine nuit -, profitant de ce que son horloge interne fonctionnait à la perfection. Une fois sorti de la douche, il plancha sur un certain nombre de documents, étalés à cette occasion sur la table et éclairés dans la pénombre nocturne par une lampe de bureau.
Alpha n'avait pas vraiment parlé à Lullabee de ce qu'il projetait de faire aujourd'hui, pour la simple raison qu'il n'était pas définitivement fixé. Se décider ne lui prit pas une heure ; non loin de lui, le jeune Hybride dormait encore, comme le confirmait son souffle profond et régulier. A un instant, ce souffle prit une seconde de retard, attirant le regard d'Alpha. Plongé dans ses pensées, il se souvint de cette phrase du garçon, "Hein qu’on peut le tuer si il obéit pas? Vous savez, j’ai vu Alpha, il est très fort pour tuer." Pour la énième fois, il se demanda s'il faisait bien d'entraîner le garçon avec lui. Et, pour la énième fois, il trancha.

« Lullabee ? » C'était presque un murmure. « Aujourd'hui, on part retrouver le maître. »

Que dire? Comment expliquer cette relation à la fois si complexe et si simple qui l’unissait à celui qu’il appelait le Maître?
Alpha comprendrait-il, devait-il lui expliquer, ce sentiment confus, fait de haine et de dévotion qu’il ressentait quand on évoquait le nom de son Créateur?
Lullabee ne savait pas.
Alors le Maître avait été libéré? Bien. Il essaya de garder un visage impassible. Raté. Les émotions ressenties étaient trop fortes. D’abord, ce fut un peu d’effroi. Puis un soulagement profond, comme si on disait à un enfant que ses parents venaient de rentrer d’un long voyage, et qu'il allait les revoir le lendemain. Et il eut soudain envie de courir jusqu’au labo dont Alpha avait parlé pour retrouver son Maître, lui demander pardon, et tout reprendre à zéro.Et s’ensuivit de la jalousie, et de la haine. Jalousie parce que le Maître avait peut-être créé d’autres faux Hybrides, et que Lullabee ne serait jamais plus Son Hybride, et était devenu du même coup une chose qu’on remplaçait. C’était horrible, et en même temps, Lullabee ne cessait de se répéter que c’était sa faute. Et enfin, de la Haine, parce qu’au fond de lui, il sentait que ce ce le Maître lui avait fait endurer était injuste, et que son existence-même n’était pas normale. Pourquoi m’avoir créé, Maître....? Pourquoi m’avoir fait souffrir...?
Il ronronna quand Alpha se mit à lui caresser les cheveux, sans gêne. On ne lui avait jamais dit que c’était anormal, et le Maître semblait apprécier quand Lullabee faisait ça. Alors il ne voyait pas pourquoi il se retiendrait...

-Je peux réfléchir? Je te dirai demain pour le Maître. C’est très compliqué à expliquer.

Il sembla réfléchir quelques secondes, puis plantant ses yeux gris-bleus dans ceux de l’assassin, il dit:

-Ca se mélange dans mon coeur.

Et en effet, bien que ce fut maladroitement exprimé, c’était on ne peut plus exacte. Les sentiments vis-à-vis de Maître étaient embrouillés et mélangés, et avant de dire ce qu’était le Maître, il devait mettre de l’ordre dans ce qu’il ressentait.

-Je vais réfléchir, promit-il.

Et pendant trois jours, c’est ce qu’il fit. Oh, pas toute la journée, certes, mais il réfléchit quand même activement. Les trois jours qu’il passa dans cette pièce furent merveilleux. Pour quelqu’un d’autre, ç’aurait été tout sauf réjouissant, mais Lulla se trouvait bien. En sécurité. Alpha lui apprenait des choses et des choses: choses qu’en enfant de quinze ans devait normalement savoir, mais qui étaient inconnues à Lullabee. Par exemple, s’il arrivait à s’exprimer correctement, il ne savait pas du tout lire. Et quand Alpha lui montra l’alphabet (oh, tiens, alphabet commençait de la même façon qu’Alpha, d’ailleurs. ), ce fut pour lui une véritable découverte. Le soir, avant le dîner, il s’exerçait et savait désormais marquer «Lulla».
Si l’alphabet l’enchantait, la cuisine ne lui avait pas trop plu. Il avait essayé de faire chauffer des pâtes, ce qui n’était pas vraiment difficile, mais... il avait essayé d’ajouter, pour faire plaisir à Alpha, la viande avec... et on ne fait pas cuire de la viande avec des pâtes. Malgré tout, Alpha n’avait pas semblé trop fâché que sa tentative n’ait pas aboutie. Bien que la casserole rouge conserve encore le souvenir de la tentative de Lulla.
Il n’avait jamais vécu comme cela, et bien que ce soit pour lui quelque chose de nouveau et de rassurant que d’habiter ici, la rue lui manquait. C’est qu’il s’y était habitué, et il avait besoin d’air... c’est pour cela qu’il fut ravi d’entendre Alpha dire qu’ils allaient partir à la recherche du Maître. Enfin, ravi était un grand mot, parce qu’il avait un peu peur quand même. Mais il était prêt. Il comptait ne pas se laisser entraîner par ses émotions et ne pas se mettre à sauter dans les bras de son Créateur, ni à trembler de colère, ni à s’accrocher à Alpha en le suppliant de rebrousser chemin. Avant de partir, il fit quand même part à Alpha de sa réflexion sur le Maître.
Assis sur le lit, tête baissée, comme s’il était gêné, il commença.

-Le Maître... c’est mon père. Mais c’est pas mon père en fait, fin, c’est pas un vrai père, je pense, mais je le considère comme mon père. Enfin, tu vois...
Desfois, je l’aime, desfois, je l’aime pas. Il était pas souvent très gentil, mais je l’aime. Parce qu’il me donnait à manger quand même, et puis je sais qu’il m’aimait parfois, parce qu’il me disait que j’étais un bon garçon, même si j’étais pas bien réussi. Et puis... c’était un des seuls qui n’avait pas peur de moi, et qui pouvait me toucher sans faire de grimaces.

Il s’interrompit, rougit un peu, conscient que ses explications étaient bizarres.

-Enfin, tu sais Alpha, moi, je t’aime autant que le Maître.

Les yeux imperceptiblement plissés, Alpha observa les émotions se succéder sur le jeune visage de l'Hybride. Il ne mesurait que trop bien l'ampleur de la souffrance que Lullabee avait dû endurer, sans vraiment comprendre cependant comment avait-il échappé à la violence, à la folie.
Lui même n'avait-il pas perdu de longues batailles contre ses deux vieilles ennemies ?
Alpha avait cédé et abdiquerait encore, il tuerait encore, et l'infinie noirceur qui rongerait alors ses yeux ne laisseraient que trop bien entrevoir l'impureté de son âme. Ainsi était-il scindé, et il tâchait tant bien que mal de garder la tête à la surface, de respirer, pour ne pas sombrer dans la facilité qu'était l'obéissance à ses pulsions destructrices, nuisibles.
Sous sa main, Lullabee ronronnait. Pourtant, Alpha n'ignorait pas qu'il n'aurait pas la force de le protéger ni de le guider jusqu'au bout.
A l'idée qu'il s'avèrerait même incapable de faire ne serait-ce que ce que "le Maître" avait accompli avant lui, à savoir permettre au garçon de grandir sans le détruire, un sourire amer effleura les lèvres d'Alpha.

Lorsque Lullabee lui répondit, Alpha crut qu'il ne saurait rien de plus avant le lendemain - jamais, peut-être. Il l'avait déjà accepté lorsque le regard du garçon vint se ficher dans le sien, si calme.

- Ca se mélange dans mon coeur.

"Je vois", eut-il voulu répondre. Ou quelque chose de semblable. Il se contenta d'acquiescer. Puis il attendit durant trois jours - durant lesquels il fut heureux, à sa manière.

Vint enfin ce moment, l'annonce du départ, qu'il avait tant tournée et retournée dans l'entremêlement complexe de son esprit. Lullabee inspira, assis sur la couchette, avant de se lancer dans des explications qui découlaient d'une vraie réflexion. De telle sorte qu'Alpha sut qu'il avait été pris très au sérieux. Cela le fit sourire, au-dessus de ses feuilles éparses, brouillons et cartes. L'odeur du papier lui brûlait doucement la gorge.
Ainsi le Maître était-il le père de Lullabee au sens affectif du terme, quelqu'un qui l'estimait à sa manière, sans le fuir. Quel recul l'Hybride avait-il sur cet homme ? Cela, Alpha ne pouvait le savoir. Il supposait pourtant que Lullabee avait déjà envisagé sa situation sous tous les angles, l'avait examinée, disséquée.
Le jeune homme ferma les paupières, une seconde durant, puis il expira doucement.

- Tu m'as déjà effrayé...

Il posa son stylo sur les papiers épars. Son visage ne reflétait pas la moindre expression. Qu'était-il en train de dire ? D'avouer, plutôt. Il devait être en proie à quelque maladie qui affaiblissait ses défenses, effritait les murailles dont il s'entourait naturellement.

- Lors de notre rencontre, j'ai craint que tu ne me rejettes et ne fuies.

Alpha sourit, et sur son visage passa une ombre fugitive, l'expression d'une affliction nouvelle. Lullabee l'aimait autant qu'il aimait le maître. Le jeune homme eut envie de lui frotter les cheveux, mais il demeura immobile. Il pouvait considérer l'Hybride comme un enfant, ç'eut été facile. Il ne le fit pas.

- Je t'en suis reconnaissant.

Une inspiration plus tard, Alpha se levait, dans le silence feutré de cette bulle hors du monde.
Ce ne fut que sur le départ, alors même qu'Alpha enfonçait la clé dans la serrure, laissant derrière lui un autre cocon déchiré d'où s'échapperaient à jamais des bribes de souvenirs et des éclats de vie passée, qu'il comprit qu'il lui serait vraiment, vraiment très difficile de quitter l'Hybride.
Et merde, pourquoi devrait-il le laisser ?
Parce qu'il n'était pas à la hauteur. Solitaire, et il devait le rester, parce qu'il ne ferait que blesser un être aussi fragile dont les cicatrices étaient encore vives - et le demeureraient sûrement à jamais. Solitaire, il n'aimait pas l'être, comme personne, mais c'était tellement plus facile. Ces raisons, il fallait qu'Alpha s'en enivre, qu'il s'en martèle l'esprit, qu'il les engonce dans son âme. Il ne pouvait pas garder auprès de lui cette flamme, au risque de l'éteindre...

Avant de sortir, il avait pris le soin de donner un manteau à Lullabee, un de ceux dont l'intérieur est empli de duvet.
Ici, dans le tunnel souterrain, l'on entendait que le clapotis des gouttes, le grattement lointain de pattes animales, les chuintement des pierres suintantes. Alpha fit signe à Lullabee de le suivre, de ne pas le perdre de vue. Ils s'enfoncèrent dans les profondeurs et la noirceur glauque.
Le plan comportait deux erreurs, malgré lesquelles Alpha sut trouver le chemin le plus adéquat. Si les conduits se rétrécissaient parfois de manière très désagréable, ils n'eurent pas à nager ni même à ramper, ce jusqu'à être parvenu à un mur de pierres argileuses.
Deux fois, Alpha recompta le nombre de pas qui séparaient un certain point du mur du plus proche nœud de tuyauteries. Sur quoi, il se pencha et déposa une minuscule capsule. Il recula, invitant Lullabee a en faire de même.
La nitroglycérine provoqua une déflagration qui réduisit à l'état de souvenir les briques qui se trouvaient là. Le jeune n'attendit pas que le nuage de poussière s'éclaircisse. Sans nulle hésitation, il attrapa la main du garçon et s'enfonça en courant dans le bâtiment.
Il en connaissait le plan sur le bout des doigts, mais cette sirène infernale qui lui martelait les sens, ces lumières bleuâtres qui éclairaient des couloirs exigües, lui firent commettre une erreur, de celle que l'on ne se pardonne pas.
Ainsi fit-il fondre la serrure d'une porte qui s'ouvrit sur une salle de laboratoire... Aussitôt, il recula, poussant Lullabee sans ménagement.

- Pas ici, lâcha-t-il sobrement avant de reprendre sa course précipitée. Il ne pouvait qu'espérer que le garçon n'ait rien vu. Pas le temps de vérifier.

Déjà quatre minutes dans cette foutue souricière, et ils n'avaient croisé que deux hommes qui s'étaient empressés de s'écarter de leur chemin. Personne ne semblait armé. Pour le moment. Mais Alpha n'ignorait pas la présence des caméras, lovées dans les angles comme autant de murènes.
Tout à coup, il stoppa net sa course. Quatre personnes se tenaient devant eux, tous vêtus en civils. Le jeune homme reconnut sa proie, celui dont les services avaient perdu la trace. Celui qui avait failli mener à terme son projet, Lullabee. D'ailleurs, il avait dû reconnaître ce dernier, d'où sa présence. Il ne semblait pas armé non plus.

Alpha faillit s'avancer, mais il se contint à la perfection. Pour l'heure, ce n'était pas son combat.

Malgré le confort tout nouveau auquel Lullabee goûtait dans la petite pièce aménagée, il pensait beaucoup au moment où ils en partiraient. Quand on a passé la moitié de sa vie, fut-elle longue d’un an, au grand air, on ne s’habituait pas facilement à vivre dans des profondeurs. Le matin du deuxième jour, il faillit parler de ce «manque» à Alpha, avant de se contenir. Si jamais il faisait part de quelque chose d’aussi étrange et futile à l’Elu des Dieux, il craignait que celui-ci ne le renvoie. Il ne voulait pas paraître capricieux. Surtout qu’Alpha était le seul qui ne le craignait pas, comme il le lui avait avoué. Mieux encore, il semblait que le jeune assassin éprouve pour l’hybride quelque chose semblable à de l’affection... bien sûr, Lullabee ignorait ce que voulait dire «l’affection». Mais avec son sixième sens habituel, il sentait qu’Alpha l’acceptait auprès de lui, et mieux, l’appréciait. Et c’était réciproque. Ils étaient un peu semblables, au fond? Deux êtres solitaires, délaissés, exclus à leur manière... et Lullabee se disait- pensée adolescente-qu’il était normal qu’ils se soient trouvés.

Au matin du troisième jour, quand Alpha lui tendit le manteau douillet- trop grand-dans lequel il se lova, Lullabee avait le sourire aux lèvres. Insouciant, il avait presque oublié ce pourquoi ils étaient là. Il n’avait guère pensé, ces derniers jours, qu’à profiter de la présence de l’autre Hybride. Il s’était créé un petit cocon artificiel dans lequel il se sentait bien. Un cocon douillet et moelleux qui accueillait deux personnes, deux hybrides, mais dont les parois étaient de cristal- si faciles à briser.
Et elles ne manqueraient pas de l’être, dans quelques instants. Lullabee, sur les talons d’Alpha, traversaient les couloirs étroits des souterrains humides. Plic, ploc. Bruit de l’eau qui s’égouttait, du plafond et des briques. Tsssi, tssssi. Un rat, museau rose et longue queue beige, qui passait. Vrrrrrr, vrrrrrr. Un ronflement de tuyauterie, de machines, au loin. Ce n’était pas très rassurant, mais il était avec Alpha. Il ne savait pas précisément où ils allaient, mais il n’avait pas besoin de demander, pour une fois. Il avait surpris l’air d’Alpha quand celui-ci avait fermé la porte de la pièce où ils avaient passé trois jours hors du temps. C’était un air grave. Et Lullabee avait compris, sans oser demander confirmation: le Grand Jour était arrivé. Et dans son coeur, il sentait poindre une douleur terrible, une angoisse paralysante. Il espérait presque qu’il ne le trouverait pas.

Il faisait froid et humide. Un froid confiné. Le grand manteau protégeait Lullabee, qui pourtant tremblait de peur.
Alpha faisait des mesures étranges sur les murs, en fit sauter un à l’aide d’une petite boite. Le mur explosa dans un nuage de fumée blanche, inodore. Ils s’engouffrèrent à travers la fumée, et se mirent à courir, main dans la main. Les lumières bleues des néons accrochés sur les murs agressaient ses yeux. A chaque pas, ils devaient faire attention à l’endroit où ils posaient leurs pieds pour ne pas glisser dans une flaque. Ils croisaient des hommes qui les regardaient avec surprise, sans rien faire. Ils ne devaient pas être là, Lullabee le sentait à la moiteur de la main d’Alpha. En venant ici, ils risquaient leurs vies. A un moment, Alpha se stoppa, et fit fondre à l’aide de son Don la serrure d’une porte. Etait-ce là...? Lullabee eut le temps d’apercevoir une pièce aménagée, au centre de laquelle il y avait une table d’opération, avec sur ses côtés, des lanières marron... il se souvenait vaguement avoir déjà vu ça, mais où?
Alpha le poussa sans ménagement, et Lullabee n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Ils se remirent à courir. L’Hybride, qui pourtant avait l’habitude de la course, sentait ses jambes molles, et lourdes. Comme si elles n’avaient plus assez de force, ou de courage pour le soutenir. Après avoir emprunté couloirs sur couloirs, il s’arrêtèrent, stoppés net par la présence de quatre hommes qui leur barraient la route.



Ils s’arrêtèrent, et Lullabee le vit. Il remarqua tout de suite les changements qui s’étaient opérés: il ne portait plus sa blouse blanche, il avait des rides au coin des yeux, et de plus en plus de cheveux blancs. Il paraissait plus faible, aussi. Mais ses yeux restaient les mêmes : bleu acier, durs et pénétrants. Les trois hommes qui l’accompagnaient lui étaient inconnus, à moins que celui à l’extrême droite... non, certainement pas.
Lullabee restait figé. Ses yeux allaient du Maître à Alpha, d’Alpha aux Maître. Le silence était pesant. Il sentait qu’on le regardait, que c’était à lui de faire quelque chose. D’un air effrayé, il regardait Alpha, dont les yeux sombres semblaient détailler les quatre hommes avec dégoût. Le Maître quant à lui, ne fuyait pas son regard, mais l’observait sans intention particulière. Tout ce qu’il y avait de plus neutre.

Il n’était pas prêt. Il ne pouvait pas choisir, pas maintenant. Il pinça les lèvres, sentant qu’il allait se mettre à pleurer, à hurler son désespoir. Ou peut-être pouvait-il s’enfuir? De cette façon, il n’aurait pas à choisir. Il serait à jamais seul, certes, mais choisir était bien pire.

-Alpha, s’il te plaît, je ne sais pas. Je peux pas.

Ses yeux clairs semblaient implorer l’autre Hybride. Alors qu’il tournait la tête vers les hommes, il surprit le regard de Maître. Ces lèvres minces étirées en un sourire satisfait. Et ce fut ce sourire qui le fit choisir. Ce sourire qu’il arborait quand Lullabee suppliait qu’il ne le frappe plus, qu’il ferait «mieux» le coup suivant. Il empoigna la main d’Alpha de toutes ses forces, et planta ses yeux dans ceux du Maître.

-Je Vous déteste, dit-il lentement.

Il serra la main d’Alpha à lui faire mal. Lullabee n’avait pas tout dit. Il aimait et détestait le Maître. Mais tant pis pour la première partie. Il avait trouvé une autre personne à aimer. Une personne à aimer, et non pas à aimer ET détester. Alors, tant pis pour le Maître. Même si ça lui coûtait, il le quittait définitivement.

Je reste avec lui, reprit-il en parlant de l’assassin. Je...

Non, pas maintenant. Il ne fallait pas pleurer.

-Alpha est gentil.

Et comme si cela expliquait tout, il inclina la tête vers l’assassin, les yeux un peu trop flous.

-Il ne faut pas Lui faire de mal. Je veux pas. Tu es d’accord?

Et, retrouvant sa naïveté enfantine, inconsciemment cruelle.

-Les autres, j’men fiche. Tu peux les tuer si tu veux.