[Libre] Premiers pas d'une gitane

Un coup d'oeil jeté par la fenêtre. Le soleil pointait à peine mais déjà cette rue des bas quartiers fourmillait de gens de toutes sortes et un léger brouhaha parvenait jusqu'à la jeune gitane.
Il était encore tôt, certes mais jamais trop pour prendre la poudre d'escampette. Vers les huit heures, cet insupportable propriétaire venait tambouriner à la porte de la petite chambrette, réclamant inlassablement ses trois mois de loyers de retard. Ce qu'Estha ne comptait certainement pas faire. Elle se retourna vers la psyché et jeta un dernier regard à sa toilette. Une main passée dans ses cheveux, un petit sourire à son reflet, la voilà prête pour la journée. Elle enjamba la fenêtre, sauta et atterrit en douceur sur l'escalier extérieur qu'elle descendit par petits pas discrets. Pas un bruit de trop, l'habitude paie et Estha sourit
en pensant que cette fois-ci encore, elle gagnait une journée de loyer.
La ville l'appelait et l'attirait, il était temps pour elle d'entrer sur la scène et, occasionnellement, de gagner de quoi remplir sa bourse tristement vide depuis quelque temps. S'étirant et prenant une grande bouffé
d'air, elle s'élança dans la foule naissante et se mêla à celle-ci. Elle ne savait pas vraiment quoi faire : la danse est sa passion mais celle-ci lui rapporte rien. Il fut un temps, peut-être ... mais ces derniers mois ont été durs. Elle arrive encore à tirer les cartes à quelques jeunes couples naïfs des quartiers bourgeois et aussi à leur soutirer de l'argent mais ce n'est pas non plus une ressource inépuisable.
Quant à voler, cela a ses risques et Estha se souvient en frémissant des fois où elle s'est fait prendre par la police, qui ne l'a vraiment pas ménagée. Qui se soucie d'une gitane ?

"Peut-être que ces cabarets de riches ... ?", pensa-t-elle vaguement.

Elle hésite, l'idée la travaille depuis quelque temps mais la clientèle des deux extrêmes se vaut souvent. Diantre, que faire ?
Le problème de ceux qui ont de l'argent, c'est qu'ils se croient tout permis. Vraiment tout.
Combien d'hommes étranges avait-elle croisé ? Ces hommes lui tendant une bourse pleine, mais confondant un peu trop danseuse avec courtisane ou prostituée. Et puis quoi encore? Comme si ces hommes
pouvaient être jeunes et beaux ? Ou juste séduisants. Seulement sympathiques ou ayant de la pitié envers elle ? Non vraiment, des salopards de la pire espèce, des hommes avec une famille qui venaient se
distraire de l'ennui du couple avec la première fille publique.

Estha soupire et secoue la tête, chassant ces idées noires. Elle repensera au sens de sa vie un autre jour, en attendant, il lui faut de l'argent.
Elle traverse la ville ainsi, à pieds ou parfois sautant dans un bus en marche, et elle arrive enfin au Carré. C'est un lieu qu'elle chérit particulièrement depuis les deux années qu'elle vit à Anthélima. Cette place est un entre-deux entre misère et fortune, un lieu où tous peuvent se rencontrer, un lieu où les gens s'oublient un peu pour vivre sans souci.
L'abondance des bars en fait un lieu toujours peuplé, vivant et chaleureux et la présence des bains non-loin attire aussi de nombreuses personnes.
Estha sourit en voyant les lieux, comme toujours. Ici, elle pourra danser sur la place, tirer les cartes dans les bars, voler quelques touristes insouciants, grignoter un bout aux frais d'une pauvre âme, aller au bain et se boire une pinte. Voir-même finir la soirée sous une table mais ça, c'est seulement si elle arrive à gagner assez d'argent ou à extorquer quelqu'un.
Mais avant tout, il lui faut observer un peu les alentours. Elle s'installe à une terrasse de café, commande de façon nonchalante un thé noir - tout faire pour que sa bourse vide ne se voit pas sur son air ! - et promène son regard sur la foule, cherchant son futur public ou son futur pigeon.

[Edit Rowen : Fais attention, tu passes de l'emploi du passé au présent, ça peut créer quelques problèmes de concordances .]

La jeune gitane adresse un grand sourire charmeur à la serveuse lui amenant son thé.
« Ce sera cent soixante-deux myrs, s'il-vous-plaît. Merci de bien vouloir payer au comptoir, avant votre départ. Je vous souhaite une bonne journée. »
Elle déchante vite, déglutit douloureusement à l'annonce du prix et après un rapide coup d'oeil dans sa bourse, se rend compte que cette fois-ci encore, elle ne pourra pas payer. Elle se sert néanmoins le thé, évitant de le faire mousser, sentant la douce odeur l'envahir- ce n'est pas la première fois qu'elle consomme sans avoir d'argent. Elle laisse glisser un doigt délicat sur le rebord de la tasse, rêveuse. Elle saisit les sucres entre deux doigts et les donne au chien de la table d'à côté.
Estha déguste ce petit et rare bonheur qu'elle s'accorde. Elle jette à nouveau un regard aux alentours. Elle n'y voie que touristes insouciants, quelques pirates un peu vantard, des gamins crève la faim, tout comme elle depuis deux ans et des familles qui déjà de bonne heure sortent dans la rue. Rien d'intéressant en somme.
" Vraiment, à ce rythme, je ne vais pas faire long feu" , soupire-t-elle.
Elle n'a aucune alliance dans cette ville où pirates et sentinelles s'affrontent sans relâche. Elle s'est faite discrète et n'a pas cherché le contact, craignant ces rumeurs sur les enlèvements mais ce n'était vraiment que rumeurs. En attendant, avant qu'elle ne s'en rende vraiment compte, elle s'était attachée à une sorte de routine de survie. Et qui dit survie dit méfiance. Encore un cercle sans fin.
Peut-être ... peut-être devrait-elle choisir son camp, finalement ? Elle aurait ainsi une protection certaine et une bourse moins vide, elle pourrait alors songer à l'avenir.
Elle plonge son visage dans ses mains, soupire et joue du bout des doigts avec ses fins cheveux bruns.
" Que faire ? murmure-t-elle. D'habitude, les gitans s'allient aux pirates. Mais je n'ai plus de clan et ma liberté ... ma liberté .... Y renoncer ? Ou jouer double jeu ? Vendre des infos aux sentinelles ? Faire la même chose au clan ennemi ? "
Elle soupire à nouveau, de lassitude et de fatigue et peut-être même de désespoir. Aurait-elle vraiment dû quitter son clan ?
Soudain, un doux son familier lui parvient aux oreilles. Un grand sourire s'étire sur ses lèvres, chassant son éternelle moue boudeuse. L'avenir est peut-être sombre mais elle a dorénavant de quoi l'assurer ... à trop court terme. Toute souriante, la gitane attache son bracelet à grelots à sa fine cheville, elle remonte ses châles attachés à la taille et les noue pour être plus libre de ses mouvements.
Et elle s'avance vers le groupe de musiciens qui s'est installé là, les salue d'un sourire chaleureux et d'un petit geste de la main et jetant à terre son écueil, elle commence à danser.
Simplement, frôlant les gens et les forçant ainsi à élargir le cercle, elle dessine son espace et reprend place au centre. Elle tournoie sur elle-même, ses bras fins et délicats s'élevant avec élégance au-dessus de sa tête. Chaque geste est mesuré et calculé mais le tout est fluide et gracieux. Sa danse est simple, une scottish retravaillée à son goût mais envoutante, la musique est suffisamment rythmée et rapide pour cela. Les musiciens s'arrêtent progressivement, Estha s'arrête et s'incline, essoufflée, face aux quelques personnes qui l'applaudissent et lui lancent quelques piécettes dans l'écueil.
La gitane se redresse et sourit.
" Je sais, murmure-t-elle pour elle-même. Je vais faire le même boulot qu'un mercenaire, les ennuis en moins. On verra bien... "

Estha sursaute violemment au son du rire tonitruant et a un mouvement de recul en le voyant s'approcher : d'ordinaire, lorsqu'elle propose un verre à quelqu'un, cette tierce personne n'éclate pas de rire. Gênée, elle détourne son regard des yeux aveugles la scrutant - désagréable sensation pour tout être humain, et Estha n'a rien d'extraordinaire - et, refaisant sa moue habituelle, se retourne vers le café.

" Heu oui, bafouille la gitane déstabilisée tout en se dirigeant vers les tables, je m'appelle Esthappen Kochimma, mais on m'appelle Estha. Je viens du clan éponyme, il n'est ni connu ni influent."

Elle rajoute ce dernier détail machinalement, et d'ailleurs,elle ne sait même pas si la situation est identique pour eux aujourd'hui. Ce n'est pas qu'elle s'en fiche vraiment mais le temps passe...
La gitane se rassit à sa place et, passant une main dans ses cheveux en bataille, repris un peu confiance en elle pour affronter - verbalement - l'Aveugle.
Elle se saisit de sa tasse, porte à ses lèvres le thé froid et observe son interlocuteur par-dessus la porcelaine. Elle ne sait trop quoi penser du vieil homme. Sûr de lui, c'est certain. Sage, elle ne sait pas.
Une forme d'omniscience peut-être ? Non, elle ne croit pas vraiment à ce genre de chose. En tout cas, il joue un jeu où il semble vraiment en savoir beaucoup. Mais qui est-il vraiment ? Estha reste franchement perplexe face à cet homme. Perplexe et en même temps furieuse contre elle-même de voir sa façade d'apparences se fissurer aussi facilement sous les paroles d'un vieillard.

" Ainsi le sort d'une bohémienne t'intéresse ? interroge-t-elle en reprenant cette maudite vieille habitude du tutoiement. C'est amusant ça. 'fin ... d'habitude on me donne de l'argent pour mes menus services et parfois pour un peu plus mais rarement autant et pour si peu. "

Elle laisse planer un silence méditatif, se demandant bien comment agir face au vieux et comment utiliser à l'avenir cet argent tombé du ciel. Se payer des vêtements moins miteux, histoire de réussir à se faire embaucher dans une maison de riches ? Même en économisant, cette argent lui servira à survivre pendant au moins quelque mois en se serrant la ceinture. Tu parles d'une vie, s u r v i v r e. Même un chat d'appartement est mieux loti qu'elle.
La bohémienne claque des doigts, comme pour ramener son esprit en des réalités moins célestes, ou bien pour chasser ce faux semblant de rage en elle-même.

" Quelque mots sur ton avenir, c'est ça ? dit-elle en lui lançant un regard amusé. Je crois bien que tu en sais plus que moi sur ce genre de chose, et en plus, il me semble que tu t'en désintéresses. Je tire les cartes pour les bourgeois en mal de divertissement, aux gamines naïves et à des femmes au foyer superstitieuses, plus rarement aux vieillards aveugles voyant mieux que le commun des mortels."